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Imagination morte imaginez 
Judith Badiou, 27 avril 2024

C’est un titre que j’emprunte à Beckett parce qu’il me semble refléter à la fois notre état subjectif, mental, sensible et parce qu’il contient une prescription « imaginez » que je voudrais mettre en œuvre pour simplement essayer de regarder autrement, sous un autre jour, trois situations qui nous hantent, nous troublent, ou au moins nous désarçonnent. Parce que toute position à leur endroit semble se réduire à devoir opter pour l’embrigadement dans un « camp » - ce mot dit déjà quelque chose d’insupportable – contre l’autre. J’aurai recours ce faisant à des éléments d’histoire, qui ne sont en aucun cas convoqués là au titre de « modèles », mais par besoin de repères qui aident à tracer les chemins de l’imagination.

Je parlerai donc de la guerre entre Russie et Ukraine, de celle entre armée israélienne et Hamas palestinien, et de la loi « immigration », qui désigne et cible sous ce nom une partie significative, populaire et ouvrière, de la population de la France.

 

Une première entrée dans ces situations pourrait être de remarquer qu’elles posent également problème à la politique que j’appellerai « officielle », celle de Macron et de ses différents gouvernements. Sur la guerre en Europe, la position que Macron a tenté de tenir, vainement, a été qu’il ne fallait pas se couper de Poutine, afin de pouvoir négocier avec lui. Avant de se transformer en nouveau valet de l’OTAN porteur de la volonté d’en découdre avec la Russie. Sur la guerre au Moyen Orient, il a proposé, sans le moindre écho en retour, une coalition internationale contre le Hamas sur le modèle de la coalition anti-État islamique en Syrie et en Irak. Sur la loi immigration, après avoir déclaré vouloir une loi « équilibrée » incluant de possibles régularisations de plein droit sur la base du travail, il a capitulé en rase campagne et laissé s’engouffrer les plus nauséabondes déclarations et propositions visant à faire de « l’immigration » une population de seconde zone destinée à être progressivement privée de droits fondamentaux. Je n’ai pas l’intention ici d’accabler Macron ou d’ironiser à bon compte sur ce qu’il y a de lamentablement inexistant, de coupé du réel, dans ces tentatives floues et vaines de tenir une orientation. Je voudrais plutôt souligner que ce qu’on pourrait appeler une fondamentale « désorientation gouvernementale » sur trois situations majeures, tant extérieures qu’intérieures, d’une part ne s’est pas trouvée corrigée par des orientations alternatives fortes de la part de ses opposants ; d’autre part révèle à mon sens l’extrême difficulté de ces questions, qui résulte d’une situation générale d’ores et déjà très tendue, et où travaillent non pas la clarté mais la confusion et le chaos, parce que leur centre de gravité politique n’est pas ou peu identifié.

 

Commençons par l’Ukraine

 

A mon sens, plus cette guerre dure, plus il se vérifie que l’enjeu de cette guerre est la guerre elle-même, au sens où elle est le premier affrontement où se disposent des puissances susceptibles de généraliser la guerre en une guerre mondiale dont l’enjeu sera la nouvelle hégémonie sur le monde. A cet égard, la visite ostensiblement mise en scène de Xi Jinping à Moscou et plus encore le retournement de l’Arabie Saoudite passant alliance avec l’Iran, en dépit de son adossement à la puissance américaine, ont été des signes spectaculaires que peu à peu chaque Etat ayant un poids dans le monde évalue de quel côté il lui sera le plus bénéfique de se tenir en cas de conflit généralisé.

 

Que l’enjeu de cette guerre soit la guerre est attesté aussi par l’absence, des deux côtés, de toute formulation de ce que seraient les conditions possibles d’une paix. Habermas, se faisant l’écho d’une opinion allemande divisée, a souligné à juste titre cette absence de clarté. Dans ses termes, il posait la question ainsi : « Faisons-nous (nous, Européens) la guerre pour que l’Ukraine soit victorieuse ? Ou pour que l’Ukraine ne soit pas vaincue ? » Cette alternative n’est à mes yeux pas tout à fait claire, étant formulée du point de l’Union Européenne et des Etats-Unis.

Je dirais plutôt que ce qui ne s’explicite toujours pas, ce sont les enjeux politiques de cette guerre, tant du côté du gouvernement ukrainien et de son chef Zelensky, que du côté de l’agresseur, une fois que Poutine a eu échoué dans ce qui était censé être un raid éclair renversant le gouvernement ukrainien. Le problème est que Zelensky s’est comporté quasiment immédiatement, après que de premières négociations avec Poutine aient échoué, comme le chargé d’affaires de l’OTAN – et nullement comme le dirigeant d’une résistance populaire indépendante.

La population ukrainienne se trouve aujourd’hui dans la terrible situation d’être prisonnière à la fois de l’armée d’agression russe - qui bombarde et massacre désormais y compris des lieux de la vie civile, qui n’hésite pas à employer le gaz contre les soldats sur le front - et de la politique d’un Zelensky dont la tâche principale est désormais de faire durer la guerre. Tous les observateurs du front comparent la situation à celle de la guerre de 14-18, où tranchées contre tranchées la guerre consommait, tel un monstre jamais rassasié, les vies humaines par centaines de milliers et le matériel militaire. Or telle qu’elle est menée par celui qui s’affiche partout comme le commandant suprême ukrainien, cette guerre n’est pas conduite pour assurer une indépendance victorieuse de l’Ukraine, mais pour qu’un maximum de forces humaines et matérielles de l’armée d’agression aux ordres de Poutine s’y engloutisse. Elle serait déjà perdue, sans l’appui constant des Etats-Unis et de l’Europe en matériel militaire de toutes sortes, sans l’encadrement des instructeurs de l’OTAN, sans le blocus international visant à encercler et affaiblir les ressources russes. Et il semble néanmoins que toute possible victoire ukrainienne s’éloigne jour après jour un peu plus. Car ce ne sont jamais la guerre seule ni l’abondance du matériel militaire qui peuvent mettre fin à une guerre : il faut qu’existe une idée des conditions possibles d’une paix, et une force humaine qui porte cette idée.

 

Imaginons alors ce que pourrait être une résistance ukrainienne indépendante. Et ses objectifs. J’entends par là une résistance, y compris armée, qui aurait pour objectif de ne pas capituler devant l’invasion et l’occupation russe, mais de ne pas se rallier non plus à l’OTAN, c’est-à-dire à l’idée que l’Ukraine ne pourrait pas exister sans servir de base avancée contre la Russie à cette alliance militaire sous domination des Etats-Unis. Cette position pourrait se comparer à celle qu’ont porté, pendant la période de la guerre froide, les pays qui s’étaient désignés eux-mêmes comme « non alignés ». Ceci voulant dire qu’ils se refusaient au choix imposé par les deux grandes puissances impériales : rallier les USA à la tête du « monde libre », ou rallier l’URSS à la tête du « bloc communiste », pour reprendre les mots de l’époque.

 

Cette position serait très difficile à tenir, mais elle n’est pas impossible. Dès lors qu’on peut en former l’idée, en prenant appui pour cela sur de nombreuses séquences historiques où la guerre ou la lutte doivent se mener « sur deux fronts », sous peine de ne pas pouvoir tenir une figure d’indépendance véritable. Ainsi lors de la guerre d’agression japonaise et l’occupation de grandes parties de la Chine par le Japon au début des années 1920, la longue guerre populaire conduite par le parti communiste chinois a dû à la fois pratiquer des épisodes de Front Uni avec le régime en place et l’armée du Kuomintang au pouvoir, et combattre aussi sur deux fronts : contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang porteur des intérêts et des visées impérialistes britanniques et américaines sur la Chine. Dans la France occupée par l’armée nazie, résister a voulu dire s’opposer à l’occupant allemand et attaquer aussi le collaborationnisme pétainiste, sa milice. On notera que la capitulation hâtive du commandement militaire français abandonnant lâchement en 1940 des populations qui ont dû fuir dans la panique sur les routes, – ce qu’on a appelé « l’exode » - n’est jamais mis au débit de la politique de Pétain et de ses généraux, mais seulement au débit de l’envahisseur allemand.

 

Or les choix d’orientation politique en regard de la guerre ont toujours des conséquences énormes. Si Zelensky était un dirigeant réellement soucieux de sa population et de son pays, il aurait adopté fermement dès le début de la guerre une position revendiquant une figure de neutralité. Cette position aurait isolé la Russie dans son statut d’agresseur et placé la question de l’indépendance réelle de l’Ukraine au coeur du conflit. Elle aurait aussi permis de rallier en Russie même à la nécessité d’une coexistence pacifique entre les deux pays. Et elle aurait pu profondément modifier la conduite de la guerre : la protection des populations civiles aurait pu être le premier souci, avec l’organisation d’un repli et d’un recul sur le territoire ukrainien, au lieu de tenter de fixer et de défendre une ligne de front qui expose soldats et civils aux massacres. Au lieu de cela, la ligne de conduite - probablement imposée à Zelensky par ses « conseillers » américains - a rendu possible que le territoire de son pays se transforme en terrain d’affrontement entre l’armée d’agression russe et des puissances occidentales désireuses d’en finir avec Poutine et rêvant de mettre la main sur le potentiel immense de la Russie.

 

On a beaucoup glosé sur le nom d’« opération spéciale » que Poutine donne à cette guerre. Je rappellerai que la guerre coloniale menée par la France en Algérie s’est déployée sous un nom du même registre : « opération de maintien de l’ordre » ! Cela révèle dans les deux cas une représentation coloniale et méprisante à l’égard du pays attaqué. Mais cela manifeste surtout une incapacité à assumer devant sa propre population qu’il s’agit bel et bien d’une guerre. D’où la stupeur des « appelés » du contingent français découvrant à leur arrivée le réel abject de la guerre coloniale. Tout gouvernement qui se lance dans cette sorte de guerre d’agression sait qu’il devra tôt ou tard rendre des comptes devant sa propre population, ne serait-ce que parce que c’est la jeunesse du pays qui doit se battre, en porter les blessures de toutes sortes, y donner ou y trouver la mort.  Souvenons-nous que la capacité des bolcheviks en 1917 à conclure un armistice avec l’Allemagne et à négocier la paix n’a pas été pour rien dans le ralliement populaire au pouvoir des Soviets et à ses trois mots d’ordre : « Le pain, la paix, la terre. » Poutine doit déjà avoir recours à toutes sortes d’expédients pour trouver le « matériel humain » nécessaire à une guerre de longue durée : il a dû libérer de prison des criminels en échange de leur montée au front, il essaie d’enrôler de force ou par ruse des immigrants, il engage des mercenaires, il rappelle de nouvelles classes d’âge, avec en retour des désertions et des fuites hors de Russie. Ceci indique – outre les déclarations courageuses d’opposants - qu’il n’y a pas en Russie de conviction sans failles que cette guerre soit légitime. Côté Ukraine, on a pu voir aussi des images de jeunes gens essayant d’échapper à leur incorporation forcée dans l’armée ukrainienne. Et des hommes en âge de se battre se refusent à rentrer dans leur pays pour donner leur vie dans cette guerre ainsi menée.

 

Si aucune prise de position manifestant que l’Ukraine se refuse tant à être annexée par Poutine qu’à être incorporée au dispositif de l’OTAN ne se fait jour en Ukraine même, il n’y a aucune perspective que cette guerre débouche sur autre chose qu’une catastrophe plus vaste encore. C’est pourquoi il faut oser examiner librement cette situation, sans se laisser influencer par les blocs actuellement en présence, qui sont des figures dissymétriques en forces, mais très semblables dans leur vision des enjeux de la guerre – intégration à l’OTAN versus intégration à la Russie.

 

Palestine/Israël

 

Ce dernier point résonne en moi comme ouvrant un lien avec la situation actuelle de la guerre menée par l’armée israélienne sur le territoire palestinien de Gaza, assaut massif et effroyablement meurtrier dont l’objectif déclaré est l’extermination du Hamas, en représailles aux massacres et aux enlèvements de civils perpétrés par celui-ci le 7 octobre dernier sur le territoire israélien.

Dans le monde entier des gens se déchirent pour savoir si ce qu’a fait le Hamas est justifiable par la situation d’occupation coloniale et de répression menée par l’État d’Israël, ou si le danger représenté par les crimes du Hamas et l’hostilité palestinienne à l’existence d’un État juif justifient les bombardements exterminateurs sur la population palestinienne de Gaza et un siège militaire visant à l’affamer et à la détruire. 

 

Le gouvernement d’Afrique du Sud, tout en condamnant le massacre du 7 octobre 2023 commis par le Hamas, a assumé la charge, hautement symbolique émanant de ce pays, d’une plainte auprès de la Cour internationale de Justice (CIJ) pour « crime de génocide » contre la population palestinienne de Gaza. Cette plainte a été accompagnée d’une dénonciation de « la conduite d’Israël envers les Palestiniens durant ses soixante-quinze longues années d’apartheid, ses cinquante-six longues années d’occupation du territoire palestinien et ses seize longues années de blocus de Gaza » [Le Monde, jeudi 11 janvier 2024].

 

L’affrontement sur les généalogies fait rage à nouveau : l’État israélien invoque les racines d’un peuplement juif millénaire dans la région, n’hésitant pas à transformer pour cela des récits religieux inscrits dans la Bible en pseudo vérités historiques enseignées à la jeunesse. Ce discours, couplé à l’invocation de l’extermination des Juifs d’Europe, vaut légitimation d’un droit absolu à occuper la totalité de lieux où vivent et que revendiquent comme leurs les Palestiniens. La résistance palestinienne rappelle l’intervention coloniale britannique dans l’imposition par la force d’un « foyer national juif » dans la région dès l’année 1917, les achats et spoliations de terres qui s’en sont suivies, l’implantation de colonies sans aucun respect des décisions internationales, les expulsions massives hors de terres cultivées, la destruction des maisons au bulldozer, les massacres contre les camps de réfugiés, le refus que les Palestiniens ainsi chassés et spoliés puissent revenir sur ces terres…

La haine appelle la haine, le meurtre le meurtre et il semble qu’un tel flot de sang entre deux populations rende toute coexistence et toute paix impossibles. L’idée de la coexistence de deux Etats n’a aucune consistance, parce qu’aucun Etat ne peut préexister à, ni se substituer à, la consistance d’un pays. C’est bien pourquoi cette hypothèse est une couverture hypocrite visant à temporiser et dissimuler la profondeur du problème tout en continuant à couvrir les crimes de l’État israélien.

Car ce que révèle la situation depuis le 7 octobre 2023, c’est qu’il n’y a désormais dans cette région du monde aucun pays viable pour personne. Un pays ne peut pas vivre sous la menace constante de celles et ceux qu’il opprime : Israël devrait donc reconnaître que l’épouvantable attaque du Hamas atteste que les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Qu’aucune muraille d’acier, aucune volonté exterminatrice de leur part comme celle qu’ils manifestent dans Gaza, n’effacera l’existence palestinienne et son droit.  De leur côté les populations de Cisjordanie et de Gaza, privées depuis des années et des années de toute vie et circulation autonomes, de toute respiration, payant de leur sang, de la mort de familles entières, de milliers de jeunes et d’enfants, de l’emprisonnement interminable des révoltés, ne peuvent certainement pas admettre non plus que les choses puissent continuer ainsi.

Vouloir détruire purement et simplement l’État israélien est par ailleurs une hypothèse aussi absurde et vouée à l’échec que l’aurait été en Afrique du Sud la volonté de chasser tous les « blancs » du pays. Il y a désormais une histoire entremêlée, commune, fut-ce par l’apartheid et l’occupation, des palestiniens et de juifs dans cette partie du monde. Les Palestiniens eux-mêmes ont accédé à une conscience nationale face à l’agression et oppression israéliennes, et quant aux Juifs qui ont décidé de construire leur vie là, et qui ne sont pas, comme on le sait, la totalité des juifs, loin de là, ils sont en état de faire aujourd’hui un bilan de ce qu’aucune situation coloniale ne peut constituer la base viable d’un pays.

 

Il faut pouvoir imaginer qu’existe un seul pays qui ne serait plus fondé sur des catégories religieuses ou « ethniques » : ni arabes ni juifs, ni palestiniens ni israéliens. Un pays qui porterait un nouveau nom et où chacun devrait vivre avec les mêmes droits. 

Il existe en Palestine même une organisation, « One Democratic State Campaign », fondée en 2018 à Haifa par des militants palestiniens et israéliens, qui en appelle à la résurrection de l’idée d’un seul État. Voici un extrait du Préambule de leur Manifeste (dont le texte peut être trouvé sur leur site) :

“The One Democratic State Campaign (ODSC) was launched by Palestinian and Israeli Jewish activists, intellectuals and academics in early 2018 in the city of Haifa. It aspires to cooperate and coordinate with individuals and groups, inside and outside historic Palestine, who seek to achieve liberation. We will work to transform our campaign into a broad popular movement, guided by a clear political program, a participatory and transparent grassroots organization, and an effective strategy for achieving our goal of a democratic state throughout historic Palestine, inclusive, in which the Palestinian refugees and their descendants return home”.

Shlomo Sand, dans son dernier livre, « Deux peuples pour un État », imagine quelque chose de voisin, et rappelle qu’il a existé des tentatives de ce genre par le passé, qui ont été mises en minorité et écartées. Il souligne aussi que la volonté de partition de l’Irlande entre catholiques et protestants, partisans de l’Union avec l’Angleterre et partisans de l’indépendance a été à l’origine d’une très longue et très sanglante guerre fratricide. Jusqu’à ce que la mort ait exténué tout le monde et que le désir de paix soit devenu le plus fort. 

La difficulté me semble être qu’on ne peut pas commencer par la question d’un Etat commun, parce que le processus d’émergence de la possibilité d’un tel Etat repose sur de nouveaux rapports entre les différentes composantes des populations concernées. Seul le désir d’un pays partagé et la clarification de ce que cela exige en matière de droits et de respect des conditions de vie de chacun peuvent engendrer un processus étatique nouveau. Genêt écrivait dans « Un captif amoureux » que le malheur des Palestiniens était d’avoir été pris dans le rêve d’un autre peuple. Alors il faut commencer par changer de rêve, rêver ensemble d’un tout autre pays en partage.

 

Une loi « immigration » en France ?

 

Un pays où chacun vivrait avec des droits égaux, où il n’y aurait plus arabes et juifs, israéliens et palestiniens, voilà qui crée pour moi un lien avec la situation en France depuis la loi du 26 janvier 2024. En dépit d’une différence évidente mais dont il faut prendre toute la mesure : c’est ici que nous vivons ; ici que, de ce qui a lieu, nous sommes directement comptables. Ce que nous sommes à même d’imaginer, ou pas, délivre des conséquences : faites de pensées et d’actes. 

Or nous avons été étouffés pendant des mois sous une multitude de débats et d’interventions nauséabondes, déclenchés par le projet de ce que tout le monde a appelé sans vergogne, ou sans y penser davantage, une « loi immigration ». Ce nom en lui-même est préoccupant parce que c’est une population globale en même temps que non définie, qui est désignée comme cible. C’est à la fois imprécis : Qu’est-ce que « l’immigration » ? Des gens qui arrivent en France ? Des gens qui ont l’intention d’y arriver et n’ont pas encore fait le premier pas en ce sens ? Des gens qui sont déjà là depuis des années et qui y vivent et y travaillent en toute régularité, ou qui y ont été au contraire maintenus sans papiers par le dispositif législatif du CESEDA ? Des gens naturalisés français mais qu’étrangement, comme le pratique l’INSEE dans ses statistiques, on continue de désigner et de comptabiliser comme « immigrés » - ce qui est très problématique : jusqu’à quand des statistiques continueront-elles à identifier sous une catégorie spéciale des gens qui administrativement sont purement et simplement français ? Et c’est étonnant au plan juridique : Est-il réellement possible qu’une loi cible ainsi un tel ensemble ? Pourrait-on, sans sursauter, sans se souvenir de rien, voir surgir une loi ciblant « les handicapés », ou « les tziganes », ou « les malades mentaux » ? 

L’extermination des Juifs d’Europe par les nazis nous avertit que toute loi constituant juridiquement une population pour en faire sa cible est d’esprit criminel. Une loi appelée « loi immigration » est donc inacceptable. Elle l’est d’autant plus que ceux et celles que cette loi vise n’ont aucun droit à la parole sur des droits qui concernent leur propre vie. Elle a pour objectif de répandre le poison d’une extériorité supposée et suspecte de toute une population qui travaille et vit ici, en traçant une frontière intérieure entre personnes originaires du monde hors Europe et les autres.

 

Les justifications les plus courantes des préconisations scandaleuses qu’affiche cette loi ont été combattues. On a pu lire, et c’est une excellente nouveauté, des prises de position raisonnables d’historiens et de géographes, rappelant que le monde actuel est un monde où des déplacements de population sont la règle, parce que ce monde est fait de guerres, de dérèglements climatiques, de persécutions identitaristes, de dictatures dévastatrices, et aucune région du monde n’en est exempte. 

On a pu lire aussi des prises de position, non seulement raisonnables mais inquiètes et indignées, de médecins et de personnel soignant hospitalier rappelant que la santé publique est un tout et que dénier le droit de se soigner à des personnes en raison de leur situation administrative est non seulement contraire au serment d’Hippocrate fondateur de leur profession, mais encore un bien mauvais calcul par ses répercussions inévitables sur la santé globale d’un pays. 

Des professionnels de l’enseignement du français aux étrangers et des chercheurs dans ce domaine ont formellement démontré qu’est dépourvue de tout fondement scientifique l’imposition de l’apprentissage de la langue française comme préalable à l’intégration, et rappelé le caractère bien plus important à cet égard de l’accès au travail.

Se multiplient les avis éclairés de statisticiens qui dénoncent, chiffres à l’appui, la fausseté des allégations selon laquelle les personnes qui arrivent en France et y demeurent dépourvues de titre de séjour seraient responsables de rien moins que de la ruine de notre système social. D’autres encore démontrent qu’en fait « d’appel d’air », il n’y a jamais eu la moindre brise, et que d’ailleurs, lorsque les gens le peuvent, ce n’est pas en Europe qu’ils choisissent prioritairement de venir. Plus intéressantes encore sont les études qui attestent que ce ne sont pas les opinions qui forgent les discours politiques, mais que le mouvement est toujours inverse : ce sont les discours politiques « d’en haut », dès lors qu’ils émanent d’autorités étatiques, administratives ou politiques, qui façonnent les opinions.

 

Ce dernier point permet de comprendre pourquoi toutes ces interventions, raisonnables, justes et vraies, ne parviennent pas à interrompre le vaste coassement qui émane de lieux où nous sommes, dit-on, représentés - l’Assemblée Nationale et le Sénat –, des lieux où se répète en boucle : « De la fermeté ! De la répression ! Trop c’est trop ! Maintenant il faut des actes ! Expulsons ! Enfermons ! Interdisons ! » Les sondages n’y vont pas de main morte non plus : chaque jour on apprend que davantage de « Français » (espérons de Vrais-français, des « de Souche », car s’est-on bien assuré, avant de le sonder, du nombre de générations de Français dont est sorti le Sondé ?) déclarent que « l’immigration » est un problème. Bientôt on cherchera vainement quelqu’un pour qui « l’immigration » n’est pas un problème. D’ailleurs si on posait la question ainsi, que se passerait-il ? Ce serait certainement intéressant. Car les sondés ne sont pas idiots. Ils savent très bien qu’en effet « l’immigration » est un problème, et d’abord pour leurs représentants, puisque c’est ce que nombre de leurs élus et élues leur cornent aux oreilles, avec des accents de plus en plus pathétiques et catastrophistes année après année. Mais surtout parce que tout le monde sait, à un titre ou un autre, que toute position prise sur ce point est une pierre de touche, un plan d’épreuve révélateur de ce qui est en jeu aujourd’hui dans l’organisation collective de la vie. 

 

À mon sens, ces énoncés réactionnaires et régressifs peuvent se donner libre cours d’abord parce que nous n’avons aucune imagination collective quant à ce qu’est et pourrait être ce pays, la France, où nous vivons ensemble. Comme l’énonçait avec beaucoup de justesse une assemblée de l’École des Actes : « Dans le monde aujourd’hui, il n’y a pas de pays qui ne soit pas immigré ». Ce n’est donc pas sur l’immigration que doit porter la discussion, mais sur l’identification du pays, et c’est le pays lui-même qui doit être subjectivement pensé et porté comme « immigré ». Dit autrement, un pays n’existe que si y sont comptées et traitées dans un principe d’égalité de droits toutes les personnes qui y vivent, y compris celles venues d’ailleurs. Il n’existe aucune définition possible d’un pays par des traits qui lui seraient « essentiels », ou propres à une partie de sa population, à l’exclusion des autres. La seule chose qui donne vie à un pays, c’est la façon dont sont comptés et considérés l’ensemble réel des gens qui y vivent, et ce qu’ils s’avèrent capables de construire ensemble au service d’un bien commun. Sinon, ce sont racisme, expulsions, rafles, dictature et pogroms. L’Inde de Môdi en est un terrifiant exemple, parmi d’autres. 

 

Certains enragés ont osé déclarer : « Si la Cour Européenne des Droits de l’Homme peut nous empêcher d’interdire, d’expulser, de réprimer, alors donnons la parole ‘au peuple’ et changeons la Constitution ! » C’est extrêmement grave car il s’agirait de réduire l’accès à certains métiers aux seuls « nationaux », et de réduire, voire détruire, l’égalité d’accès à l’ensemble des droits sociaux (famille, soins, chômage, retraite…) pour des personnes de nationalité étrangère qui vivent et travaillent ici parfaitement en règle. Autrement dit, de détruire l’égalité des droits comme norme de la vie collective. Ce que le Sénat a commencé à faire lors de l’examen de la loi et qui avait été encore aggravé par la Commission mixte paritaire, avant la censure du Conseil Constitutionnel.

 

En manipulant nos peurs, on nous explique qu’il faut pouvoir expulser tous les criminels en puissance, et que la loi actuelle ne le permettrait pas. On a pu entendre un sénateur exposer benoîtement que si quelqu’un veut nous nuire, « c’est normal » de vouloir et de pouvoir le chasser hors de France. Les mêmes voulaient faire de l’absence de titre de séjour français un délit, susceptible de condamnation et de prison. Ce qui ouvrirait ensuite à ce que nos gouvernants appellent « expulsions », mais qu’il faut renommer « déportations », s’agissant de personnes qui vivent et travaillent ici et ne peuvent ni ne veulent repartir. Déjà à l’heure actuelle, le simple fait de se maintenir sans papier sur le territoire français est déclaré constituer un « trouble à l’ordre public ». Cette catégorie juridiquement non définie est pourtant le seul fondement à l’existence des OQTF, ces « obligations de quitter le territoire français » délivrées sans aucun jugement par la police depuis ses préfectures. De ce soi-disant « trouble à l’ordre public », prononcé sans qu’aucun trouble réel n’ait lieu, va-t-on conclure à la volonté de nuire ? Ce serait totalement ignoble et illégitime. 

 

Plus largement, tout le pan répressif de la loi « immigration » articulé sur cette notion de trouble ou menace à l’ordre public pose de très sérieuses et graves questions, sur lesquelles j’espère que des juristes se manifesteront et s’engageront. Si le problème est « la volonté de nuire », on ne peut certainement pas imputer cette volonté à des sans papiers qui travaillent et ne cherchent qu’à travailler déclarés. Par ailleurs en quoi deux attentats perpétrés par deux jeunes gens appartenant à des familles d’origine étrangère peuvent-ils déterminer ce que doit être une loi qui va s’appliquer à des milliers de gens qui n’ont pas le moindre rapport avec de telles actions ? Que je sache, il existe dans ce pays des gens tout à fait français qui sont à l’œuvre dans l’intention de nuire et commettent toutes sortes d’actions nuisibles. La « double peine » serait-elle la solution miracle pour en finir avec le crime ? Va-t-on alors les expulser eux aussi ? Mais où ? Qui voudrait de « nos » criminels ? Police et justice sont-elles si incapables de prévention et de protection pour n’avoir comme solution que de prétendre renvoyer les coupables hors des frontières ?

 

Imaginer, c’est aussi s’interroger : demandons-nous pourquoi il y a dans le CESEDA autant d’articles de loi destinés à ne pas donner de papiers aux immigrants qui arrivent en France. Et pourquoi il y a une telle opposition à l’idée d’introduire dans la loi actuelle un principe de droit au séjour pour les personnes sans papiers qui travaillent bel et bien dans et pour ce pays. 

La réponse à ces deux questions est simple. Elle paraît absente, elle est cachée, ou très minorée, mais en réalité, en réfléchissant un peu, tout le monde la connaît : la base ouvrière des métiers les plus durs, les moins recherchés, est composée de toutes ces personnes que le CESEDA a la bonne idée de transformer en sans papiers, c’est-à-dire en ouvriers et ouvrières corvéables à merci et ne pouvant bénéficier d’aucun des droits du travail. Pain béni pour les patrons, des plus petits aux plus gros que la sous-traitance autorise à tous les trafics « légaux » en matière de main d’œuvre. Cette situation est-elle bonne ? Certainement pas. Tout ouvrier clairvoyant vous dira que les conséquences en sont une détérioration générale des conditions de travail et des droits du travail, tellement les patrons s’habituent à employer une main d’œuvre sans droits. 

Comment intervenir sur cette situation ? Non pas en discutant indéfiniment sur régularisation ou pas régularisation – ce qui se termine toujours par un tri sinistre et aucun droit nouveau, ni reconnaissance nouvelle. Mais en soutenant que devrait exister le principe d’une autorisation de travail délivrée de plein droit à tout arrivant ou arrivante qui en fait la demande, afin qu’il/elle puisse légaliser sa présence ici, chercher du travail et travailler déclaré/e. Dans ce cas il/elle cotisera, comme tout le monde, et devra donc avoir un accès égal aux droits sociaux, qui ne sont en rien un cadeau (de qui ?) car ce sont principalement les cotisations liées au travail qui fondent matériellement ces droits pour tout le monde.

 

Personne, et surtout pas les Macronistes qui sont à la tête de cet État, n’imagine plus qu’on puisse donner à l’État une orientation qui soit au service d’un bien commun. Le service des intérêts dominants et ce que peut être et faire un État ont fusionné à un point tel que l’État est désormais un navire à la dérive, à prendre par n’importe quel aventurier - Macron n’aura été que le premier. La loi du 26 janvier 2024 atteste qu’aujourd’hui l’État peut tracer une frontière intérieure et placer en extériorité une partie de la population de ce pays sans que personne s’en émeuve. 

Mais cette absence de prescription sur l’État est notre faiblesse à nous tous, qui ne sommes pas l’État.  Il y a là une capitulation collective : l’abandon de toute volonté de formuler des prescriptions sérieuses en regard de l’État et de ses tâches. Or si rien ne prescrit l’État dans le sens d’un bien commun, il n’est plus rien que sa propre existence policière au service des puissances dominantes. 

 

Si l’on ne veut pas se taire ni se laisser enfermer dans des positions défensives et faibles, la proposition est de mettre le doigt sur le fait que ce qui n’est pas fait pour ces étrangers que la loi persécute n’est en réalité assuré correctement par l’État pour personne. 

Examinons et tentons d’imaginer : Si on ne peut pas loger correctement les demandeurs d’asile qui arrivent, ce n’est pas – comme on nous le serine - qu’il y aurait des quantités effroyables de demandeurs d’asile, c’est qu’il n’y a pas assez de logements, y compris pour des personnes déjà là et en situation difficile, et aussi que les logements existants sont devenus beaucoup trop chers, y compris en HLM. 

Prescrire l’État sur ce point aurait pour contenu l’exigence de régulation des loyers ; la construction de logements populaires d’un type nouveau, prévoyant un accueil pour les immigrants ; le calcul des loyers dans les logements dits sociaux en fonction du montant réel des ressources des personnes qui y vivent : au lieu d’exiger comme c’est le cas actuellement que les personnes fassent la preuve de ressources égales à 3 ou 4 fois leur salaire, faire en sorte que le loyer demandé ne dépasse pas le tiers ou le quart du salaire ou des ressources de la famille.

Si on ne peut pas scolariser et former correctement les jeunes mineurs qui arrivent, ce n’est pas non plus qu’ils seraient trop nombreux, c’est que l’Aide sociale à l’enfance et l’école publique dysfonctionnent gravement dans leur prise en charge de l’ensemble de la jeunesse populaire de ce pays. Le souci de l’État n’est plus que celui des « élites », qui n’ont aucun besoin de l’école publique pour former leurs enfants. 

Prescrire exigerait : de rétablir entièrement le droit du sol pour les enfants nés ici de parents étrangers ; d’en finir avec l’encadrement policier répressif de la jeunesse des quartiers ; de mettre fin à la discrimination que représente, sous couvert de « laïcité » l’interdiction du foulard et de l’abaya à l’école publique ; de veiller à ce que chaque enfant puisse choisir et avoir la formation qu’il désire au lieu d’enfermer cette jeunesse dans des voies sans issue ; de donner aux parents les moyens de veiller sur leurs enfants en proscrivant, en particulier pour les femmes, des horaires de travail qui rendent ce suivi matériellement impossible.

De même, quand on parle de supprimer l’Aide médicale d’État (AME) et d’interdire la gratuité des soins pour des personnes malades en situation irrégulière, c’est que déjà on limite plus largement cette gratuité en supprimant l’accès à la CMU(C) pour beaucoup de personnes qui en bénéficiaient jusque-là - ce qui revient à augmenter sans cesse la part des mutuelles payantes dans le remboursement des soins, au point que des personnes ne peuvent plus se soigner, faute de pouvoir payer de telles sommes. 

Prescrire serait revenir à ceci : la CMU, comme son nom l’indique, est une couverture maladie « universelle », elle doit donc pouvoir bénéficier à toutes et tous – aucun besoin du statut spécial de l’AME ; il faut maintenir la complémentaire publique (ex CMU/C) pour toute personne dont le salaire ou les ressources sont inférieures au SMIC ; et, dès lors qu’une personne peut présenter 3 fiches de paie attestant de son travail, elle doit pouvoir obtenir une carte vitale.

Ces quelques propositions sont issues de premières enquêtes sur des difficultés réelles de la vie de gens parmi les plus pauvres dans ce pays. Elles sont provisoires et demandent de beaucoup discuter pour les préciser encore et les approfondir. Mais la méthode proposée est claire : regarder la situation avec d’autres lunettes et inverser catégoriquement le diagnostic. Dire clairement que désigner les étrangers sans papiers comme jouissant de toutes les faveurs (!) et cause par conséquent de tous nos maux et de tous nos manques, ce n’est que mensonge misérable et imposture. Mensonge et imposture qui permettent de laisser perdurer un état de choses détestable pour tous, en détournant l’attention sur « l’immigration ». Voilà pourquoi les réponses aux sondages ont raison : l’immigration est un problème. Mais cela ne signifie pas que ce sont les « immigrés » qui sont un problème. Le problème c’est la façon dont sont traitées des familles ouvrières et pauvres de ce pays, toutes leurs jeunesses aussi.

 

Des projets politiques criminels d’envergure se manifestent, certains encore à l’état de rêveries minoritaires dangereuses - comme les projets de l’AFD en Allemagne d’expulser étrangers et Allemands naturalisés -, mais d’autres à travers des figures de gouvernements élus. Cela effraie. Ce qui nous effraie, je crois, c’est notre propre passivité, notre inertie, face à des mesures qui entament chaque fois plus gravement la vie de personnes qui ne font pourtant à nos pays que du bien, par leur travail et par l’exemple qu’elles nous donnent du courage de vivre. En dépit des tracasseries et persécutions qui leur sont infligées, en dépit des campagnes infâmantes et des lois hostiles qu’elles doivent endurer, rendues responsables de tout ce qui manque à tous. On doit pouvoir parler ensemble de tout cela, en parler vraiment. Peut-être en commençant avec ce qu’écrit Charles Bernstein dans « Of Time and Line » :

 

« Quand tu traces une ligne

tu ferais bien de t’assurer plutôt deux fois qu’une

de ce qui est dedans et de ce qui

est dehors & de quel côté tu te trouves, toi ».

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