Désorientation politique en milieu étudiant
Un premier bilan d'expérience
Francesco & Nicolò, juin 2024
Ce texte s’efforce de faire le bilan d’une certaine expérience militante durant l’année 2023, ici celle du syndicat Solidaires étudiant-e-s de l’EHESS. L’année syndicale a commencé, en France, avec le mouvement contre la réforme des retraites du gouvernement Borne et, entre autres événements importants, a été tragiquement ponctué par le meurtre de Nahel par la police et par l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre, poursuivi par les massacres et bombardements effroyables de l’État d’Israël. Comme il en convient, il a fallu pour les syndicats « se positionner » ; nous examinons ici de tels positionnements, dans les dynamiques déjà à l’œuvre qu’ils reproduisent. Ce premier bilan critique devra nous servir – à nous, comme à ceux qui voudront engager le dialogue – à une discussion plus vaste sur la situation du militantisme chez les étudiants aujourd’hui.
D’un mot d’ordre révolutionnaire à un moment réactionnaire, il n’y a qu’un pas. D’autant plus facile à franchir quand le mot « révolution » est employé dans une forme idéaliste, qui éloigne de la situation historique, des priorités stratégiques qu’il est censé imposer, finissant par masquer le réel, et entériner tous les problèmes matériels qui se posent. Peut-être, au fond, parce que le mot « révolution » est aujourd’hui sans contenu, qu’il n’est plus qu’un « fantôme », attachant, sans doute, et nécessaire sur bien des points, mais dont on peine à faire autre chose qu’une posture. Est-ce que ce mot nous dit encore ce qu’il est possible de faire ? Comment peut-il nous orienter ? La conjoncture n’est pas révolutionnaire et il faut d’abord l’accepter si l’on ne veut pas définitivement l’abandonner, cette possibilité révolutionnaire. On peut nommer « question révolutionnaire » la persistance de l’emploi du terme révolution malgré l’évidage de son contenu et qui se traduit dans le sentiment contradictoire de sa nécessité et en même temps de son anachronisme. Cette question révolutionnaire se pose avec persistance dans le syndicalisme étudiant, plus précisément dans un certain syndicalisme qui se dit « révolutionnaire » : les quelques réflexions qui suivent ont l’avantage et la difficulté d’un double point de vue, reposant sur des expériences intérieures et extérieures au milieu syndical, elles n’ont pas tant valeur de condamnation que de première mesure de ce que pourrait être un « sujet » étudiant aujourd’hui, plus encore quand il se revendique révolutionnaire.
Pour pouvoir accéder aux figures étudiantes de la question révolutionnaire, aux compréhensions de l’action collective qui se développent dans les milieux étudiants, il importe de s’attarder sur le moment de questionnement qui s’est ouvert dans les ruines morales qu’a laissées derrière lui le mouvement social contre la réforme des retraites – même si cela va sans dire qu’elles le précédaient dans une large mesure. Ce mouvement social fut, assez globalement, un mouvement syndical ; centrons-nous donc sur la figure étudiante syndicaliste de la question révolutionnaire, car c’est dans le syndicalisme, du moins dans celui qui a été éprouvé par un sentiment de responsabilité, que ce questionnement a été le plus immédiatement pressant.
Nous avons observé, dans le milieu syndical étudiant d’Aubervilliers, la mise en œuvre d’une espèce d’impératif consistant à faire le bilan de la mobilisation nationale contre la réforme des retraites, à la hauteur du sentiment de débâcle. Il n’aurait pas dû s’agir d’un simple “inventaire” de problèmes surmontables rencontrés dans le cadre restreint de la mobilisation syndicale, ni d’une mise au point, d’un “débrief”, “feedback”, ou tout autre sobriquet de ces manières de changer sans vraiment changer. Il s’agissait bien au contraire de prendre enfin acte de la crise toujours plus profonde des conditions subjectives et objectives d’une effectivité de la lutte étudiante. Ce qui est très loin d’avoir eu lieu : lorsque nous posons le regard sur ce qui se passe dans les universités, nous ne voyons que désorientation et désorganisation. Il y a ainsi d’une part l’énorme problème qui se pose aux étudiants, mettant en question leur possibilité même de se constituer en collectif, et d’autre part la réponse tronquée, amputée de sa moitié conséquente, que donnent les entités prétendant animer leur organisation, qui semblent se croire extérieures au problème. D’une part, l’impératif dans sa version intégrale et de l’autre, la formulation boiteuse et inconséquente qu’en ont donnée ces “organisations” de la lutte étudiante. Bref, il y a des problèmes dans l’organisation d’une lutte étudiante conséquente, et le syndicalisme est le nom de l’un de ces problèmes : il s’agit de le traiter, sans l’ignorer, ni l’isoler.
Au Campus Condorcet d’Aubervilliers, l’inventaire des différents problèmes depuis le mouvement social a pris, de toute évidence, la forme des violentes tensions qui traversent le syndicalisme “révolutionnaire” en général, depuis des mois, pour en venir à recouvrir, en particulier, les questions de fonctionnement ou de racisme, sans que ces thèmes puissent être ordonnés et articulés – formulés de manière stratégiquement pertinente. Évidemment, le déclin de toute organisation effective des étudiants s’est accompagné d’une dissociation subjective de plus en plus violente au sein de nombreux membres du syndicat, en proie à un “malaise dans l’organisation”.
Ces deux derniers thèmes – questions de fonctionnement et racisme –, portés par l’intime besoin de nombreux militants de les traiter et dont l’élision leur était de plus en plus douloureuse, ont été niés à plusieurs reprises, sommés de s’effacer derrière la question du Capitalisme, du Fascisme et de savoir comment s’en débarrasser – autant de thèmes qui surgissent compulsivement, comme des monstres surdimensionnés nous toisant du dehors. Il semble évident pour nombreux que la lutte n’aurait pas de temps pour les obsédés de l’antisémitisme ou pour les « bureaucrates réactionnaires » – relevons cette insulte si souvent répétée au sein des organisations syndicales, fort juste en elle-même mais fort râpeuse et ironique quand elle s’énonce de l’intérieur même d’un Syndicat. Pas le temps car, mesdames et messieurs, nous faisons du syndicalisme Révolutionnaire avec un si grand R que l’organisation trouvera sa forme d’elle-même en criant fort son anticapitalisme et son antifascisme. Nous touchons là à un point important de la « question révolutionnaire », celui du mot d’ordre anticapitaliste de l’abolition du capitalisme. C’est une évidence ! Et après ? Les formes de l’anti-capitalisme sont bien vastes.
L’anti-capitalisme syndical en question n’est pas vide, il cherche son contenu révolutionnaire, sans nul doute. À l’EHESS, il le fait essentiellement en concevant son activité dans une forme de fétichisme de l’hégémonie idéologique comme but révolutionnaire. Cela se traduit dans un impératif de la posture, c'est-à-dire de la prise de position publique – les communiqués en tracts et sur les réseaux sociaux –, qui tend à primer sur l’organisation matérielle du travail syndical et sur la défense des étudiants (à commencer par ses propres encartés). On ne sait alors plus si le syndicat est un syndicat ou une mauvaise avant-garde idéologique. Ainsi les mots d’ordre assénés acquièrent leur logique propre, une logique incantatoire qui ne s’accroche plus au réel et qui n’est plus tant déterminée par les problèmes de la vie des étudiants, notamment ceux qui sont liés à leur lieu d’étude et de travail. Ces prises de positions oscillent entre l’inefficacité (notamment dans les appels aux manifestations et diffusions de communiqués) et la réaction ; elles sont, en tout cas, la reproduction d’un irrationalisme destructeur – au mieux pour le syndicat, au pire pour les étudiants et les travailleurs. Tantôt les cortèges pour aller en manifestation sont juste vides, tantôt l’urgence et la rage se déchaînent dans des communiqués lancés à la va-vite dans l’espace universitaire et mettant sous pression les camarades d’autres syndicats pour une co-signature prompte, et les autres étudiants pour un positionnement univoque. Tout cela est fait en bâclant (voire évitant) la consultation des camarades du syndicats et en dégoûtant (voire blessant) une partie des étudiants, étudiantes, travailleuses et travailleurs que le syndicat prétend défendre ; et l’histoire des organisations étudiantes du Campus Condorcet depuis janvier 2023 a ainsi été l’histoire de leur progressive désaffection. On a assisté à plusieurs reprises à des convulsions violentes et anxieuses du syndicat de l’EHESS pour se jeter, dès le lendemain des « événements », sur l’occasion des révoltes suite au meurtre de Nahel par la police, ou sur celle de l’attaque menée par le Hamas en Israël, pour produire des communiqués d’analyse de la situation (à un moment, notons-le, où le campus était essentiellement vide et les étudiants en vacances). Des mots d’ordre et impératifs stratégiques devaient en découler : que ce soit de rejoindre par tous les moyens les révoltés contre le racisme d’État, l’abolition de la police ou encore le soutien inconditionnel à l’offensive palestinienne alors en cours en Israël-Palestine.
À ces deux prises de position, qui n’épuisent pas l’ensemble des différentes actions syndicales qui ont eu lieu sur la dernière année, nous pouvons ajouter le communiqué écrit, cette fois encore en comité restreint, pour protester contre l’interruption par l’Union des étudiants juifs de France d’une rencontre avec un militant franco-palestinien, ex-prisonnier de l’État israélien, Salah Hamouri, et organisée par la Ligue des Droits de l’Homme de l’EHESS. Alors qu’un désaccord a essayé de s’exprimer contre la première version de ce communiqué, qui fustigeait des « militants sionistes » (c’est presque tout ce qui est reproché à ces militants, dans une séquence où pourtant la LDH était menacée de dissolution par Darmanin), ses rédacteurs ont tenu la ligne sur la forme et sur le fond : d’une part, que la réunion de discussion du communiqué avait déjà eu lieu (en l’espace d’une journée après l’événement, sans prendre acte des disponibilités des syndiqués) ; et lorsque certains ont insisté pour dire que le communiqué leur semblait ambigu en l’état (ouvert à une lecture antisémite), il a été rétorqué qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de la confusion entre antisémitisme et antisionisme, car elle n’était qu’une invention du gouvernement pour jeter l’opprobre sur la gauche et les luttes pour la libération palestinienne. À l’impérialisme n’a pu répondre que le nihilisme.
Il est difficile de juger exactement les conséquences de ces deux prises de positions, elles ont en tout cas eu plus d’effet que les tracts distribués durant le mouvement social contre la réforme des retraites, dont pourtant il fallait faire le grand bilan. Elles ont causé des dommages internes à l’organisation et au fonctionnement du syndicat, mais aussi à la possibilité d’une organisation réelle sur le Campus Condorcet : la première de ces prises de position s’est concrétisée dans la production d’un communiqué appelant à rejoindre et soutenir par tous les moyens les révoltes déclenchées par le meurtre de Nahel, elle s’est produite en insistant (parfois fortement) auprès des syndicats des camarades et professeurs pour une co-signature qui n’a pas été obtenue, ce qui les a fait basculer dès lors du côté des traitres ; la seconde a consisté dans la production d’un communiqué tendancieux semblant apporter son soutien à des crimes antisémites horrifiants, et qui a déclenché une réaction très émue, voire violente, au sein de la communauté universitaire.
Ces erreurs et violences, face auxquelles une partie des membres du syndicat a tendu à s’exclure, sont interdépendantes, du fait qu’elles sont le produit d’une certaine manière de s’organiser – ou plus exactement, d’une désorganisation. Cette désorganisation centrifuge n’apparaît d’abord comme un problème qu’à celles et ceux qui en souffrent, parce qu’ils se voient expulsés hors d’un espace potentiel d’émancipation, ou en tout cas qui veut en porter le nom et la possibilité.
La réflexion sur le fonctionnement, les tactiques et la stratégie du syndicat, la réflexion sur les problèmes que l’organisation fait peser sur ses membres et son milieu d’action, tout cela sont des thèmes minorés qui en viennent à être disqualifiés au cri du sobriquet de « bureaucratique ». Cette disqualification par « bureaucratisme » – rhétorique se voulant on ne peut plus révolutionnaire – recouvre une méconnaissance de la réalité des risques bureaucratiques et, pire encore, de son propre bureaucratisme : la manière dont les communiqués et prises de position ici révélées ont été produits relève d’un bureaucratisme évident, celui qui consiste à ne concerter que peu l’ensemble des membres, à ne chercher d’approbation que d’un noyau central et surtout, dans la précipitation, à imposer à la pensée de tous un temps réflexe, un temps automatique, un temps bien trop court pour qu’aucune réflexion ne s’y forme. Confondre organisation et bureaucratisme, dans le but de disqualifier toute question d’organisation, voilà un véritable symptôme bureaucratique. C’est la même rhétorique qui se joue dans les assemblées, qui ne sont finalement que des apparences d’assemblées, bien loin d’un lieu véritable où la politique se pense et se fait par discussions rationnelles, explications patientes, compréhension du réel. Ici, on voit resurgir la « question révolutionnaire » sous la forme de la précipitation : il faut vite prendre une décision, il faut vite écrire des communiqués, il faut vite faire. « Révolution » quand son contenu est faible ou inexistant, prend le nom de la hâte et donc de l’action sans contenu. Ce fétiche de l’action finit tôt ou tard, par-delà son inefficacité, à nourrir la désorganisation et à blesser les membres de son propre camp (qui ne fonctionne souvent qu’à reproduire des logiques identitaires qu’il prétend pourtant dépasser). Et en retour, cette désorganisation structurelle s’aggrave en exposant dramatiquement le moral des syndiqués au moindre remous.
Cette terrible stratégie du syndicat Solidaires étudiant.es EHESS – qui, de toute évidence, n’en est pas une – est sans doute issue des énormes difficultés matérielles du syndicalisme étudiant (et du syndicalisme en général) ; difficulté redoublée, notons-le, au sein du Campus Condorcet, dont l’isolement géographique et l’architecture oppressive ont été pensés pour empêcher tout type de lien et de rencontre entre étudiants mais aussi avec les habitants d’Aubervilliers. Ce syndicalisme étudiant fait ainsi face à des difficultés de court et long termes : difficultés quant à la possibilité même d’organiser sa lutte, notamment causées par le manque d'assise juridique de son activité ; difficultés du fait même du « turn-over » très rapide du monde étudiant, sa constitutive précarité, que révèlent à la fois la nécessité pour une partie des étudiants de se salarier ainsi que l’illégitimité, de droit, de leur parole politique à l’intérieur de l’université ; ainsi qu'une croissante précarité conjoncturelle liée à la pluie de réformes qui transforment l’institution universitaire. Le syndicalisme étudiant fait ainsi face sur un plan stratégique (sur le plan de sa possibilité même, donc) à l’urgence comme condition des luttes étudiantes – il s’agit de construire son bateau à même la haute mer. La réflexivité manque cruellement, elle est pourtant bien nécessaire à toute tentative stratégique – la stratégie consiste à se tenir prêt, à ne pas se laisser surprendre par les soubresauts du temps, et surtout à accepter les échecs temporaires pour ne rien céder sur l’essentiel.
Il faudrait alors faire un pas de côté quant à la rhétorique de l’urgence que porte le mot de « révolution » quand il est clamé comme auto-justification ; ce phénomène conduit à une nouvelle forme d’immobilisme, qui n’est pas celui de l’autotélisme théorique, mais de l’action urgente, de l’action pour l’action autrement appelé mouvementisme. Bien sûr, la pensée pour la pensée n’est aucunement supérieure à l’action pour l’action et les causes du sentiment d’urgence sont bien réelles. Or, c’est précisément parce que la tâche est grande et qu’elle nous oblige que nous devons faire l’effort de la penser. L’urgence des actes est un « mot d’ordre » qui n’est évidemment pas circonscrit au milieu syndical, et à ce syndicalisme-là précisément. Et ce mot d’ordre a ses raisons, qui tiennent à l’accélération du dérèglement terrestre, à l’inertie des politiques parlementaires, à la montée du fascisme, aux guerres qui en préparent de plus terribles. Le sentiment que le futur se referme et que nous approchons de l’instant où il sera trop tard s’est généralisé et semble bien induire l’action. Mais l’activité théorique est absolument nécessaire à l’action pour être efficace, pour s’éloigner de ce mouvementisme et du spontanéisme souvent impuissant. Rien ne sert de s’agiter, et toute pratique ne sera qu’agitation si ne la précède pas le travail de la vérité.
Une fois reconnus ces énormes obstacles du syndicalisme étudiant, il est loin d’être fou de penser que le fantasme de l’efficacité politique, souvent puisé dans un passé rêvé, dans des conjonctures politiques différentes et souvent bien plus révolutionnaires, puisse mener à l’idéalisation de l’efficace de la production culturelle, au fétiche de la posture morale, à cette obsession pour la prise de position immédiate et urgente. La « question révolutionnaire » n’est donc pas réellement posée, elle devient une garantie imaginaire qui prend le nom de « radicalité » dont on ne sait plus bien quelle autre racine elle cultive sinon celle de la violence et de la négation, ressemblant souvent beaucoup plus à une stratégie d’auto-destruction. Tout ceci recouvre une sincérité révolutionnaire qui n’est sans doute pas feinte, mais aussi et surtout un désespoir bien réel ; celui-ci prend la forme d’une compulsion de répétition souvent propre aux différentes formes de syndicalisme : répétition de l’histoire, répétition des mots d’ordre, répétition de la pensée, répétition des actes avec l’espoir que, par une aveugle persévérance, du même advienne le différent.