L'effondrement et ses idéologues. Figures et logique de l'idéologie 1
Nicolas Boutin, 27 avril 2024
Cet article est le premier d’une enquête en plusieurs épisodes sur la logique et les figures des idéologies contemporaines. Comme toute enquête qui commence, elle ne connaît pas sa conclusion ; à chaque épisode, il faudra considérer les résultats comme temporaires, toujours prêts à être relancés, déçus ou bien confirmés. Autrement dit, cette enquête est l’exposition d’un travail en train de se faire : c’est une tentative précaire, mais qui semble nécessaire tant le terme d’idéologie est aujourd’hui galvaudé, employé sans plus aucune conséquence. Le mot sert essentiellement à disqualifier tout type d’adversaire, politique ou théorique – « idéologie » est devenu le mot pratique de la dénégation et de la disqualification. Elle se retrouve alors confondue avec le mensonge ou bien l’erreur. Mais les choses sont plus compliquées, l’idéologie n’est pas une chimère, une illusion ou inconscience, et la pensée qui ne comprend pas le fonctionnement réel de l’idéologie est aussi sclérosée que celle-ci, incapables, l’une comme l’autre, de s’accrocher solidement au réel.
Si une enquête ne connaît pas sa fin, elle est malgré tout soutenue par une première intuition qui la lance – celle qui l’a rendue nécessaire pour l’enquêteur. Voici la nôtre : l’idéologie est un opérateur de falsification sans être mensonge ou erreur, elle ne dit pas le réel mais ne le masque pas totalement. Autrement dit, quelque part, l’idéologie s’accroche au réel pour en donner une image pourtant déformée ; il faut alors comprendre comment elle s’y accroche, comment elle manœuvre dans le réel et cherche à le modifier, et avec quelle force elle s’empare de nos subjectivités. Est-ce qu’à la fin de l’enquête nous devrons définitivement abandonner le terme d’idéologie pour notre camp ? Est-ce qu’elle est nécessairement un concept inutilisable positivement ? Autrement dit, est-ce que l’idéologie est toujours une figure de la fausseté ? Nous n’en savons encore rien : il nous faudra confronter l’idéologie à l’idée ; nous confronter à des penseurs s’étant déjà proposés de la définir, comme Althusser, Marx, Debord ou Gabel ; faire varier les analyses selon l’objet d’étude : la guerre, l’amour, l’économie ou encore le langage.
Ce premier épisode est consacré à la très influente figure idéologique de l’effondrement, il est librement inspiré par la pensée de Guy Debord, le suivant traitera de la question du « spectateur », nous passerons ensuite à la question du langage avant de s’intéresser à l’idéologie en temps de guerre, nous en viendrons alors à Althusser et aux Appareils Idéologiques d’État… Aucune promesse ne peut être faite quant à l’ordre et la trame exacte de cette annonce, mais nous maintiendrons l’exigence d’une fin, qui viendra lorsque nous aurons le sentiment de pouvoir présenter quelques résultats définitifs.
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À l’aune de ces augures malheureuses que sont les dérèglements planétaires et leur lot de catastrophes, ainsi que la menace nucléaire portée par l’accélération et l’intensification des conflits entre États, l’effondrement est aujourd’hui à la mode. Saturant les discours scientifiques, politiques et médiatiques, le sentiment d’une fin du monde imminente semble s’être ancré dans les consciences – surtout celles des jeunes générations –, si bien qu’il devient difficile de ne pas l’imaginer ou du moins de ne pas y penser. Il ne s’agit ni de nuancer et encore moins de nier la singularité des dangers de notre temps, mais de comprendre que l’effondrement est moins une description objective du réel qu’une manière de poser le problème, c'est-à-dire qu’il ouvre un régime discursif à l’intérieur duquel sont traités ces dérèglements et ces menaces. L’effondrement est une certaine mise en récit de notre contemporain ; et ce récit a des effets tout à fait concrets sur le réel et sur l’horizon politique. Commençons donc par nommer effondriste cette idéologie qui traite le réel contemporain en lui imposant le récit d’une imminente et nécessaire catastrophe.
L’apocalypse selon Saint-Donald et les bunkers
Il est notable que cet effondrisme ne soit pas circonscrit à un courant politique, qu’il navigue de droite à gauche, du parlementarisme à l’extra-parlementarisme ; et si, bien souvent, on ne parle pas du même effondrement, le mot est à la bouche de chacun : effondrement des conditions de vie sur terre, effondrement de civilisation, effondrement de la société thermo-industrielle, effondrement dans la guerre civile, etc. Au cœur de cette inflation d’usage du terme d’effondrement, l’un des effondristes en chef est l’ancien président américain, Donald Trump. Dans son discours d’investiture de janvier 2017, il joue avec ce spectre de l’effondrement parcourant les esprits de chacun : après avoir détaillé l’état de décadence qui nous mène vers l’effondrement de civilisation, c'est-à-dire après avoir évoqué cette « réalité différente » des gens piégés dans la misère des quartiers défavorisés, ces usines désertées et délabrées qui sont « les pierres tombales dans le paysage de notre nation », mais aussi le système éducatif déclinant, les crimes, les gangs et la drogue – toute cette barbarie qui spolie des vies –, après tout cela, il conclut : nous sommes à l’aube d’un nouveau millénaire, référence tout à fait réfléchie au livre de la Révélation, l’Apocalypse de Jean. L’ancien monde se termine et pourra tout à fait se finir dans le fracas et la guerre civile, avant que le président ne sauve l’Amérique et l’Amérique le reste du monde. Quelques mois après, le Vatican attribuera à Trump sa juste dénomination effondriste : « géopoliticien de l’Apocalypse ». L’Apocalypse selon Saint-Donald, donc1. Et dans les jours qui suivent son investiture, les ultra-riches de la Silicon Valley organisent leur départ vers le Sud pour « fuir une apocalypse mondiale ». Or que vont-ils faire dans le Sud, notamment en Nouvelle-Zélande, ces très riches ? Principalement, ils vont y faire construire des bunkers.
Le bunker, ou l’abri anti-atomique, est la matérialisation paradigmatique de l’idéologie effondriste, sa traduction dans le réel ; disons qu’il est l’architecture de l’effondrisme, la maison de la survie2. Ces abris commencent à être en vogue dans les années 60, aussi bien à l’échelle des États qu’à celle des individus : dans son Message sur l’état de l’union en 1962, le président Kennedy annonce le « premier programme sérieux d’abris de la défense civile » qui a pour projet la construction de cinquante millions d’abris, notamment dans les écoles et les hôpitaux. Et cette organisation de la survie est en route, au même moment, en Allemagne, en Suisse, en Suède et évidemment en U.R.S.S. La prolifération, sous-terre, de ce nouvel environnement urbain, qui est alors la marque de la menace nucléaire durant la guerre froide, participe à la formation et l’intégration des règles de la survie à même les corps et les esprits. L’État devient le grand planificateur de la survie. Mais le bunker n’est pas l’apanage de l’État : au même moment, le courant dit « survivaliste » commence à s’unifier, cherche sa pensée propre et prend ainsi de l’importance. Se méfiant de l’État quant à sa capacité à assurer la survie de chacun, des groupes d’individus s’en remettent alors à eux-mêmes, achètent ou construisent leurs propres abris. Deux principes guident ce survivalisme : l’autodéfense et l’autosuffisance. C'est-à-dire d’un côté, la méfiance voire le rejet de l’interdépendance ou de toute figure d’entraide, et de l’autre, un déplacement de la menace de la catastrophe à son voisin – il va me falloir refuser l’entrée dans mon abri à tous ceux venant de l’extérieur, qui sont devenus le véritable danger. Autrement dit, le bunker me permet à la fois de me suffire à moi-même et de me protéger des autres.
Le survivalisme est un exemple tout à fait révélateur de l’effondrisme actuel et le départ des riches de la Silicon Valley suite au discours de Trump marque la consolidation contemporaine d’une telle idéologie. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’au moment où la réalité d’une nouvelle grande guerre devient de plus en plus tangible, on assiste à un retour d’une bunkerisation des discours étatistes. Appelons donc idéologie effondriste survivaliste une première forme de l’effondrisme contemporain, dont on voit que peuvent y participer des acteurs aussi divers qu’un président américain, des auto-entrepreneurs et ingénieurs de la Silicon Valley et finalement tout individu un tant soit peu pris dans la peur du monde, et qui alors organise lui-même les conditions de sa propre survie. Mon intuition est que cette figure idéologique est tout à fait influente et qu’elle tend à s’élargir et s’intensifier, tant au niveau des politiques étatistes qu’à l’échelle des subjectivités de chacun. Cette première forme de l’effondrisme a un triple contenu : 1) il opère selon une privatisation de l’effondrement : conjurer la menace devient la tâche d’un consommateur qui doit, dans son bunker, accumuler les denrées qui lui permettront de survivre le plus longtemps possible ; 2) il assume l’inégalité à l’intérieur de la survie elle-même : ce sont les ultras riches de la Silicon Valley qui peuvent réellement se mettre à l’abri ; 3) le problème de l’effondrement est réduit à un antagonisme individuel, à des intérêts égoïstes conduisant potentiellement à un affrontement armé3. En bref, l’effondrement qui vient n’est pas envisagé comme un événement à éviter : on s’y prépare par renforcement de l’individualisme marchand. Ce qui ne devrait donc pas s’effondrer alors, pour ces survivalistes, c’est la logique capitaliste elle-même.
Le plan d’inconséquence : fin du monde ou fin du monde ?
L’idéologie n’est pas un discours sans conséquence, les exemples le confirment ; au contraire, elle produit du réel, elle le taille sur son discours. Dans le cas de l’effondrisme survivaliste, le bunker en est l’expression architecturale. Mais il faut également s’inquiéter du fait que ce réel produit est immédiatement politique. L’idéologie effondriste conduit à un réagencement de l’horizon politique autour du seul problème de la survie. Lorsqu’elle entre sur le terrain politique, la survie peut se définir comme la soustraction de l’émancipation au problème politique4. Il y a alors survie lorsque l’émancipation n’est plus une visée de la politique, lorsque celle-ci se retrouve réduite à un processus de limitation – autrement dit, il y a survie lorsque, pour tout critère politique, nous n’avons plus qu’un « seuil de survivabilité » au-delà et en-deçà duquel il est légitime ou non de prendre des décisions politiques. C’est le contenu qui se cache derrière ce célèbre slogan collapsologiste : « Une autre fin du monde est possible ». L’alternative ne se pense plus dans un choix entre la vraie vie et la survie, mais est posée du côté de la survie elle-même.
Et c’est ainsi que fonctionne l’idéologie, dans le choix des termes de l’alternative ; elle consiste précisément à décider des deux termes qui vont s’opposer et ainsi rendre illusoire le choix. Fin du monde ou fin du monde. Ce qui signifie que l’idéologie ne désigne pas ce qui sous-tend, dans un débat, des partis pris qui s’opposent, elle est la circonscription du débat lui-même, le plan sur lequel il doit se tenir. Autrement dit, elle n’est pas l’ensemble des opinions et des idées qui organise un discours face à un autre ensemble du même type ; l’idéologie est le lieu où vont s’affronter ces ensembles. Ce qu’il faut comprendre là, c’est que la logique de l’idéologie travaille moins au niveau du contenu des termes opposés que dans la manière dont on a posé et choisi les termes de l’opposition. Ce qui nous conduit parfois à ce genre d’expérience tout à fait désagréable où l’on se retrouve en accord, sur certains points, avec quelqu’un dont on sait pourtant pertinemment qu’on est en désaccord fondamental. L’idéologie, c’est le lieu où aucune opposition réelle ne se joue, c’est le lieu où tout le monde peut finalement être d’accord. Ce lieu, nous l’appellerons plan d’inconséquence, il est « l’inverse du dialogue » (Guy Debord) en ce sens qu’aucune authentique confrontation d’idées ne s’y déroule jamais, mais seulement des débats qui miment l’accord et le désaccord sur fond d’un grand accord commun. Remarquons ainsi qu’ils sont bien rares ceux qui ne pensent pas que tout s’effondre, et qui finalement ne cherchent rien d’autre que l’effondrement. Et c’est précisément là toute l’efficacité du discours de Trump ; il ne s’agit pas pour lui de nier la catastrophe mais de choisir de quelle catastrophe on va parler et de laquelle il sera le sauveur – il s’agit de s’installer dans l’effondrement.
La collapsologie ou la logique du fragment
Afin de maintenir les subjectivités dans les conditions de la survie, il faut à l’effondrisme une proposition épistémologique, il doit se parer des attributs de la science. Et c’est là que collapsologie intervient : prétendument « science de l’effondrement », elle s’avance comme la justification scientifique du nécessaire collapsus qui sans cesse se rapproche de nous.
Mais avant d’en venir tout à fait à la collapsologie, faisons un pas supplémentaire dans le fonctionnement de l’idéologie : d’où tire-t-elle son efficacité ? Le point qu’il faut tenir pour comprendre cette efficience, c’est qu’elle n’est pas la privation de tout rapport véridique au réel, comme une espèce d’isolement absolu au sein duquel nous serions absolument trompés sur la réalité. Ce serait une erreur de penser que les survivalistes ont faux sur toute la ligne. Si l’idéologie est une falsification, elle n’est efficace qu’en mesurant sa distance avec le réel, non pas en le niant. L’idéologie est une sorte de filtre à travers lequel passent des fragments de réel. Ainsi, on retrouve souvent un même mécanisme d’exposition dans un très grand nombre de films ou de documentaires sur l’écologie : une bande son intimidante et un flux d’images inquiétantes, marée noire, usines fumantes, habitats ruinés par tempêtes et séismes, embouteillages et scènes de surpopulation, incendies et l’inévitable ours blanc esseulé sur la banquise… Bien évidemment, aucune de ces images n’est fausse, chacune représente effectivement une situation réelle plus ou moins catastrophique. Le réel n’est pas dissimulé, il est montré spectaculairement, sous les traits d’un ensemble chaotique d’images. On peut penser là au premier documentaire largement médiatisé de ce genre, Une vérité qui dérange, qui mettait en scène l’ancien vice président américain Al Gore ; à bien des égards l’esthétique chaotique de ce film a influencé une grande partie des productions écologiques postérieures. L’idéologie fonctionne donc comme un flux d’images non liées, elle s’expose par fragment.
Et c’est précisément selon une telle logique que la collapsologie produit son pseudo-savoir : les inventeurs de ce néologisme, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, la définissent comme « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » (Comment tout peut s’effondrer, Le Seuil, 2015). Même si elle la porte dans son nom, la collapsologie ne se définirait donc pas comme une science, mais s’appuierait sur des travaux scientifiques afin de donner un panorama complet de l’écroulement de la société dite thermo-industrielle. Littéralement, la collapsologie s’avance donc comme une compilation de données scientifiques dont la synthèse, donnée a priori, se fait brutalement entendre : tout s’effondre. C’est ici que les ennuis commencent : pour soutenir une telle proposition, les collapsologues simplifient abusivement la théorie des systèmes complexes, selon laquelle un système peut passer d’un état de fonctionnement simple à un état de fonctionnement compliqué, puis complexe et, enfin, changer de nature pour devenir chaotique. C’est la théorie de l’effet de seuil ou du point de rupture, ainsi résumée par Servigne : « tous les systèmes complexes, hyperconnectés (les organismes, la finance, le climat…), lorsqu’ils sont soumis à des chocs répétés, sont résilients : ils gardent leur fonction, s’adaptent, se transforment… Mais il y a un seuil au-delà duquel ils basculent, où toutes les boucles de rétroaction s’emballent, et alors le système s’effondre brutalement » (« L'effondrement a déjà commencé »). Dans un système complexe, où tous les éléments sont interdépendants – comme le sont par exemple le dérèglement climatique, la finitude des ressources fossiles, la disparition de la biodiversité, l’appauvrissement des sols, etc. –, un certain seuil de complexité – appelé « seuil de criticité » – peut être atteint par le plus infime des changements et entraîner le basculement du système dans un processus hors de contrôle qui le fait passer à un autre état. Il s’est effondré. Mais alors comment procède la simplification collapsologique ? Elle ne consiste pas à vulgariser abusivement une théorie exacte – la théorie est vraie –, ni non plus à mal interpréter cette théorie – ce qui en est dit est également vrai. Cette simplification est le fruit d’une immense confusion entre les sciences et leurs principes : la société est assimilée à un organisme vivant, le climat fonctionne de la même manière que la finance et le marché suit les mêmes processus qu’un glaçon passant de l’état solide à l’état liquide ! En bref, des réalités de nature absolument différentes sont analysées selon un même principe explicatif. À grand renfort de métaphores et d’analogies, ces réalités différentes sont rendues absolument équivalentes dans leur fonctionnement interne. Un exemple célèbre vaut, presque sans justification, par son absurdité : pour Yves Cochet, un crash boursier fonctionne de la même manière qu’un glaçon devenant liquide. On s’approche d’une sorte de scientisme tout à fait étrange, où le contexte politique et économique est comme relégué à l’anecdotique : les dérégulations bancaires, l’inflation, l’exigence de rentabilité du capital, la politique des États et des banques centrales, la spéculation financière… Tout cela n’est jamais réellement pris en compte dans l’analyse.
La simplification collapsologiste de la théorie des systèmes complexes fonctionne comme une naturalisation des faits politiques par l’application non justifiée d’une théorie des sciences formelles et expérimentales sur la société. Le passage de l’une à l’autre – de la théorie des systèmes complexes à la société – n’est jamais justifié autrement que par la comparaison ; autrement dit, la collapsologie s’avance comme un discours sans autre démonstration que l’analogie.
On peut alors au moins affirmer que la collapsologie porte bien mal son nom : elle n’est pas une science, ne produit aucun contenu scientifique qui lui soit propre. Et même si nous allions jusqu’à admettre qu’elle ne prétend pas être une science – ce qui, du reste, est tout à fait ambigu au regard de l’ensemble des discours tenus –, cette humilité ne serait pas suffisante pour la faire sortir de son fonctionnement intrinsèquement idéologique : on s’aperçoit bien vite qu’elle n’est qu’une compilation de données scientifiques éparses, et que les conclusions des différentes sciences (biologie, géologie, mathématiques, climatologie, etc.) ne sont que juxtaposées par le faible lien de l’analogie. La collapsologie se présente comme un recollage pluridisciplinaire qui confond universalité et addition, en suggérant qu’un point de vue sur la totalité de notre conjoncture historique peut s’atteindre par la force cumulative d’une démarche juxtaposant un ensemble de faits désastreux. L’idéologie effondriste, soutenue ici par la collapsologie, extrait le moment historique de sa cohérence en donnant à voir un ensemble de morceaux dramatisés et disloqués. Et c’est en ceci que tient sa force de persuasion : elle n’est pas simplement la normalisation de l’inexact, une espèce de mensonge conscient, ou bien la fixation de catégories d’analyse du réel historique tout à fait trompeuses – elle est tout cela, mais elle l’est en naturalisant cette facticité à l’aide du vrai. Détournant Hegel, Debord nous prévenait que, dans l’idéologie, « le vrai est un moment du faux ». C’est dans cette mesure que nous sommes comme dépossédés des moyens de saisir avec exactitude le réel des destructions en cours et qu’en même temps nous sommes bien vite convaincus par l’effondrisme : la catastrophe n’est pas dissimulée, elle est montrée spectaculairement, exposée sous les traits d’un ensemble chaotique d’images. L’idéologie, finalement, est moins l’exposition du faux que l’agencement falsificateur de fragments de vrai. C’est là sa terrible efficacité.
L’alternative imposée : la survie ou la mort
Le survivalisme et la collapsologie sont les manifestations les plus saillantes de l’idéologie effondriste mais elles ne l’épuisent pas ; se déclarant dans les politiques étatiques et imprégnant les subjectivités, un effondrisme global s’empare progressivement d’une grande partie de la vie sociale et politique. Cette idéologie accomplit progressivement, mais sûrement, son extension selon une logique du fragment, construisant un pseudo-savoir sur lequel s’appuie ce vaste plan d’inconséquence où semblent s’affronter des discours, mais où, en réalité, aucune confrontation réelle ne se joue jamais. Les confrontations réelles sont en effet masquées, elles tendent à s’effacer derrière l’apparence d’un grand combat de fragments. Il nous faudrait alors choisir notre effondrement préféré. Comprenons donc qu’au moment où un évènement à lieu – une guerre, une catastrophe ou les réelles destructions du planétaire et de ses humains attenants – s’ouvre alors une grande compétition discursive. Et lorsque que quelque chose insiste dans le réel au point qu’il ne peut plus être ignoré par personne, l’idéologie dominante s’en empare – sa meilleure stratégie ne consiste pas à nier les faits, mais à maintenir leur traitement dans ses propres termes, à choisir la manière dont on en parlera. Autrement dit, l’idéologie fonctionne comme un processus de circonscription du possible, elle impose ses énoncés comme étant les seuls disponibles à la prise de parti. Bien souvent, ces énoncés vont par pair, le plus connu étant « gauche » ou « droite » et l’un des plus récents étant « Poutine » ou « OTAN ». Le doublet idéologique de l’effondrisme, quant à lui, se résume à la sinistre alternative : la survie ou la mort. Sous les noms de la mort et de la survie, l’effondrement devient une habitude pour la pensée politique masquant souvent et même disqualifiant les enjeux de l’émancipation ; l’effondriste est bientôt prêt à plier : la survie plutôt que l’émancipation, le vivant plutôt que l’histoire, le bureaucratisme autoritaire plutôt que la révolution politique, l’individualisme plutôt que la cause commune… De là au nihilisme, je n’oserais même pas dire qu’il y a qu’un pas, car nous y sommes déjà.
Ces premières réflexions sur l’idéologie effondriste, encore insuffisantes pour comprendre l’ampleur du nihilisme qu’elle masque, doivent servir à un programme plus vaste. Il consistera à débusquer les manifestations de l’effondrisme pour les désactiver au plus tôt, sans quoi l’on verra s’étendre le désespoir, se fermer les portes de sortie des catastrophes déjà-là et en surgir de plus graves encore. Ce programme consiste à faire un pas hors de l’idéologie, c'est-à-dire à rétablir une conflictualité réelle dont les termes n’auront pas été passivement acceptés ou férocement imposés, mais courageusement conquis. Il s’agit de constituer les termes du parti pris, et non de piocher nos nécessaires choix – un choix qui devient donc illusoire – dans le réel déjà circonscrit de l’idéologie. Ce qui signifie que nous devons mettre du même côté de l’alternative la survie et la mort, qui ne représentent l’une comme l’autre que les figures du maintien mortifère du monde marchand. L’alternative à l’effondrement devra être alternative à la marchandise, le choix décisif se fera entre le capitalisme et son autre.
1 Pour plus de détails, on pourra lire La poésie du futur de Srećko Horvat (Zulma, 2021).
2 Quand bien même il pourrait évidemment être un programme conséquent de protection des populations.
3 Ce triple contenu est développé dans la conférence de Grégoire Chamayou, « Faire survivre et laisser tuer » (2022).
4 Voir « Écologie, Écologisme, Écologie Politique » de Julien Machillot, https://zerodiesephilosophie.com/cours-philosophie-ae-2-2022/