D'un slogan à l'autre
Nicolas Boutin, 27 avril 2024
Un slogan n’est pas un mot d’ordre. Nommons ici slogan une pratique de la langue sans conséquence et mot d’ordre une pratique de la synthèse historique par la langue. Si un mot d’ordre n’est pas un slogan, il peut le devenir. Analysons le passage de l’un à l’autre à travers trois exemples : un tiré de l’histoire communiste et deux exemples contemporains.
Dans sa brochure À propos des mots d’ordre, Lénine fait l’analyse de son fameux mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ». On pourra lire, sur ce point, le livre de Jean-Jacques Lecercle, Lénine et l’arme du langage, dont nous reprenons ici en grande partie la belle enquête. La brochure de Lénine est écrite après le 4 juillet 1917, date d’une grande manifestation de masse des ouvriers, soldats et marins de Petrograd, qui avait pour ambition de renverser le gouvernement. Le moment n’est pas venu, prévenait fortement Lénine et, de fait, la manifestation est un échec. Elle entraine alors le renforcement du gouvernement par le désarmement des soldats pro-bolcheviques, l’interdiction de leurs journaux et le passage à la clandestinité de certains dirigeants bolcheviques dont Lénine. Que se passe-t-il alors quant au mot d’ordre « Tout le pouvoir au soviets » ? Il faut l’abandonner : le 4 juillet est un tournant qui périme – temporairement, on le verra – ces mots. Avant la manifestation, les soviets étaient dans une position de pouvoir (bénéficiant de la protection du peuple, des ouvriers et des soldats) : la Russie post-tsariste était plus exactement dans une position de double pouvoir, d’un côté le gouvernement et, de l’autre, les soviets. Après la manifestation, le rapport de force s’est inversé : les socialistes-révolutionnaires et les menchéviques se sont alliés plus encore à la droite bourgeoise et, en bloc, cette alliance provisoire installe la contre-révolution comme répression. « Tout le pouvoir aux soviets » n’est plus un mot d’ordre juste, il est en passe, justement, de devenir un slogan. Ne décrivant plus l’état du rapport de force, il ne dit plus rien des possibilités réelles : tout le pouvoir ne peut simplement pas, après le 4 juillet, revenir aux soviets.
Prenons un second exemple, contemporain. Celui de la situation, en France, des sans-papiers dont le mot d’ordre émancipateur continue d’être aujourd’hui : « Régularisation de tous les sans papiers ». C’est un mot d’ordre qui naît à la fois de luttes et d’une situation étatique précises : d’abord l’occupation de l’église Saint Bernard, par des hommes et des femmes dits « en situation irrégulière », puis leur expulsion violente. L’année suivante, en 1997, un processus de régularisation est engagé par le premier ministre Jospin. Les luttes qui s’ensuivent font alors émerger ceci : l’existence des sans papiers, en France, est une existence ouvrière. L’ampleur du travail sans papiers est mise au jour ; travail qui, pour la grande majorité, était déclaré (pour le détail, on lira « Autorisation de travail. Pourquoi ? » de Judith Badiou). Le mot d’ordre qui porte l’idée d’une « régularisation » prend alors tout son sens : une nouvelle réalité émerge qui est reprise par un processus étatique de régularisation, aussi restreint soit-il. Les choses ont aujourd’hui changé : aucune procédure de régularisation réelle n’est envisageable (d’autant plus empêchée par une fascisation des pouvoirs gouvernementaux) et l’emploi des termes mêmes de « sans-papiers » a basculé, dans une société également en voie de fascisation, dans la rhétorique du blâme, de la stigmatisation et du rejet. Que « tous les sans papiers soient régularisés », selon le mot d’ordre, n’est plus une possibilité réelle, les donnés de la situation étatique et historique ont changé – ces quelques mots sont devenus un slogan sans conséquence.
Enfin, un dernier exemple : « Nous sommes le vivant qui se défend » (ou, son homologue, « Nous ne défendons pas la Nature, nous sommes la Nature qui se défend »). L’analyse de ce slogan est différente dans la mesure où, né il y a peu, nous ne pouvons avoir de recul historique. Mais, à dire vrai, ce recul n’est sans doute pas nécessaire. Un tel slogan imprègne les collectifs de luttes écologistes, il se fonde théoriquement sur l’alliance structurante de l’humain et du reste du vivant. Sa forme est explicite et efficace : ce « nous », harmonie perdue (ou jamais encore trouvée) entre l’humain et le vivant, est le sujet politique du slogan – sujet politique, alors, des luttes écologistes. Cet irénisme pseudo-scientifique exacerbe l’oubli de la différence anthropologique, de la spécificité humaine : ce n’est pas comme vivant que l’humain détériore effectivement ses milieux de vie et ceux de ses réels compagnons du vivant, c’est précisément en tant qu’humain. Sa différence anthropologique, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, tient en ceci précisément qu’il se différencie dans le vivant par son inadaptation à son milieu naturel, sa néoténie intrinsèque, sa morphologie lacunaire : le fait anthropologique primitif n’est pas harmonique, bien au contraire, il réside dans la faille entre l’humain et le reste du vivant, avec lequel il est pourtant uni de fait. Sa rupture est sa modalité d’unification avec le vivant. Or dans cette rupture se joue l’existence de l’humain comme être historique : l’humain est dans le vivant, sans nul doute, mais il est aussi jeté dans l’histoire. Si doit exister un mot d’ordre efficient pour la lutte écologique, celui-ci devra faire la part à cette situation historique au cœur de laquelle la lutte a lieu ; sinon et à nouveau, ses mots ne contiendront aucune possibilité réelle. Si donc le recul historique n’est pas nécessaire pour analyser la péremption d’un tel mot d’ordre, c’est précisément qu’il n’en est pas un, qu’il se présente dès son origine comme slogan. Et s’il n’est qu’un slogan c’est précisément parce qu’il est anhistorique, ce vitalisme contemporain fonctionne comme utopisme scientifique : ce n’est pas l’histoire qui périme ce slogan, il se périme de lui-même – à dire vrai, il n’a pas eu le temps de se périmer tant il est mort-né – par l’oubli immédiat, dès sa première formulation, de l’histoire. On voit ici que la différence entre mot d’ordre et slogan tient dans l’indication d’un possible, c'est-à-dire de ce qu’il y a à faire et de ce qui peut être fait : le mot d’ordre est en travail, il cherche à orienter ; le slogan, quant à lui, recouvre bien souvent un vide politique.
Le lieu d’énonciation du mot d’ordre est l’histoire, celui-ci ayant pour ambition la saisie exacte du moment historique et de ses possibilités réelles. Ce qui se joue dans le passage du mot d’ordre au slogan ou dans le passage d’un mot d’ordre à un autre, c’est l’histoire qui passe. Et le mot d’ordre en vient à n’être que phrase lorsqu’il est maintenu contre l’histoire, se conservant comme forme mais perdant son contenu. C’est la définition de la phraséologie révolutionnaire, à savoir le décalage entre la forme et le contenu – manière d’être catéchiste, répétition sans pensée. Cela ne signifie pas qu’un mot d’ordre s’use irrémédiablement, qu’une fois lancé, le temps le périmera forcément – il y a des mots qui valent toujours et d’autres que l’on abandonne temporairement. Ainsi de Lénine qui réaffirmera peu de mois plus tard, quelques temps seulement avant la Révolution d’Octobre : « Tout le pouvoir aux soviets ! ». L’histoire s’est à nouveau déplacée, le même mot d’ordre a encore valeur de clarification historique : le rapport de pouvoir peut tourner en faveur des soviets et il faut appuyer cette possibilité réelle. Le mot d'ordre a donc tout à voir avec la dialectique et la stratégie, liées dans cet immense art consistant à savoir quoi faire du temps. Dit simplement, il est un art du mot juste ; c’est la langue déployée sur le terrain stratégique. Le premier critère du slogan doit être son efficacité historique ; et un mot d’ordre n’est entendable et n’a d’effet réel que s’il est le résultat d’une « analyse concrète de la situation concrète » (Lénine), en cela seulement il a valeur de synthèse historique. Il faut ainsi questionner le maintien du mot d’ordre « Régularisation de tous les sans-papiers » au regard du changement, en vingt ans, de la situation étatique. Devenant slogan, ce qui risque de se perdre dans le mot d’ordre auparavant exact – s’il n’est pas abandonné au juste moment –, c’est la vérité de la situation, le point de réel à partir duquel une vérité peut s’énoncer et une situation se déverrouiller. Ici, celle des travailleurs sans-papiers à nouveau sous le joug de l’État et maintenant de la menace fasciste.
Il ne s’agit pas de presser la langue et il n’y a sans doute pas de « science du mot d’ordre » ; chaque jour passé sans les mots exacts rend effectivement la tâche plus difficile, mais chaque jour gâché par la précipitation consomme les jours suivants et les rend déjà obsolètes. Il faut malgré tout être intolérant envers la langue sans conséquence quand elle prend les chemins de la politique. Un mot d’ordre ne vaut que s’il saisit par la langue ce qu’il en est du jour historique, lorsqu’il cherche la manière de dire ce qui est juste, au juste moment.