Autorisation de travail. Pourquoi ?
Judith Badiou, 14 juillet 2023
L’une des toutes premières propositions de l’Ecole des Actes, en 2017, a été la proposition qu’existe une autorisation de travail, immédiate et sans conditions, pour toute personne qui arrive en France. Cette proposition est issue de très nombreuses assemblées au cours desquelles ont été examinés et discutés les multiples et lourds problèmes de la vie sans papiers ici. Et c’est dans le cours de ce travail d’enquête et de pensée collectif que l’un des participants a déclaré : « On peut rester longtemps sans les papiers, mais on ne peut pas rester longtemps sans travailler. Il faut l’autorisation de travailler ». Cet énoncé a fait l’unanimité des participants et il est depuis approuvé et repris régulièrement, avec un sentiment d’urgence et un très grand désir que cette autorisation de travail soit obtenue et existe pour toutes et tous.
Cette proposition exprime les nécessités qui sont celles de la vie des personnes qui sont ici, et qui se voient contraintes de vivre et de travailler non déclarées, donc sans droits, une fois leur demande d’asile rejetée – ce qui se produit dans l’immense majorité des cas. Elle manifeste aussi qu’au rebours de tout ce que racontent les propagandes stupides celles et ceux qui arrivent n’ont aucune envie de vivre des aides sociales (auxquelles d’ailleurs ils n’ont pas droit – à l’exception d’une allocation de 3 à 400 euros le temps de leur demande d’asile et de l’Aide médicale d’Etat dont il faut rappeler qu’elle est une sécurité sociale au rabais !). Mais au contraire avec quelle force chacune et chacun souhaite pouvoir vivre de son travail, et leur conscience aigüe que le travail est la base de toute vie : « Chacun a besoin d’un droit de travailler car personne n’aime vivre avec l’aide et le travail est la base de toute vie. Il fournit aux hommes et aux femmes la nourriture, les vêtements, le logement, les soins », peut-on lire dans le Premier Manifeste de l’Ecole des Actes de mai 2018. « Donner une chose à faire à quelqu’un, voilà ce qu’on peut appeler un travail. Cela veut dire « tu es parmi nous, tu comptes ».
Cependant autant cette proposition apparaît vitale et urgente pour les personnes concernées, autant elle demeure largement ignorée, ou incomprise, des personnes qui se mobilisent sur la question des droits et des papiers, et qui s’en tiennent au mot d’ordre de « régularisation de tous les sans papiers », un mot d’ordre hérité de la fin des années 90 et repris tel quel, sans examen ni enquête véritables, alors même que la situation a profondément changé. Je voudrais donc ici tenter d’éclairer pourquoi il est extrêmement important d’accepter de se déplacer et de rallier la proposition de l’Ecole des Actes.
Un peu d’histoire d’abord. « Régularisation de tous les sans papiers » est un mot d’ordre qui a surgi avec l’occupation de l’église Saint Bernard, puis la régularisation restreinte initiée par Jospin en 1997. Chacun de ses termes a un sens précis et résulte d’une situation déterminée. Pour commencer, le regroupement visible et public de femmes, d’hommes et de familles sans papiers dans l’église Saint Bernard a mis en déroute le qualificatif inquiétant et péjoratif de « clandestins » qui était la désignation dominante de l’époque – y compris dans les foyers ouvriers, où bien souvent les derniers arrivés étaient désignés comme des « clandos ». « Sans papiers » a permis alors de mettre l’accent sur la situation administrative de gens privés, non de leur fait, d’accès à des papiers.
Ensuite l’idée de « régularisation » n’était pas suspendue dans le vide, elle résultait de l’existence d’une procédure étatique de régularisation. En effet, à la suite du mouvement d’indignation très large suscité par l’attaque policière (sur ordre de Juppé) des occupants de l’église St Bernard, le gouvernement Jospin qui lui a succédé avait édicté une circulaire annonçant l’ouverture d’une « régularisation » sous condition de 7 ans de preuves de séjour en France. (La dernière régularisation datait de 1983, sous Mitterrand - qui en avait profité pour ensuite bloquer toute immigration familiale et développer à grande échelle expulsions et centres de rétention). Or il est très vite apparu - au vu du nombre et du contenu des lettres de rejet reçues dans les foyers par les ouvriers qui avaient postulé à cette régularisation - qu’il s’agissait pour l’Etat français de se mettre en règle avec la législation européenne sur le droit des familles, mais nullement de régulariser des ouvriers pourtant présents en France souvent depuis bien plus de 7 ans. En effet le motif régulièrement invoqué pour ne pas les régulariser était : « Vous êtes célibataire sans charges de famille », « Votre femme et vos enfants vivant dans votre pays, cette décision [de vous refuser un papier et de vous expulser] ne fait donc pas obstacle à une vie familiale normale ». Dans cette situation, prendre position pour que « tous » les sans papiers soient régularisés n’était pas une intention pieuse, cela avait un sens bien précis : tous, et pas seulement les familles ; tous, parce que tous sont des gens qui sont ici, et qui vivent et travaillent ici.
D’où les autres mots d’ordre qui ont accompagné ces batailles entre 1997 et 2007 : « Qui est ici est d’ici », « Un pays, c’est tous ceux qui y vivent » et, plus importants encore : « Le travail, ça compte, ouvrier, ça compte », « Immigrés, non, ouvriers oui ». Car une fois identifiés les objectifs restreints de la circulaire Jospin, poursuivre la bataille c’était travailler à faire prévaloir cette fois « ouvrier » sur « sans papier ». Rendre visible l’existence ouvrière, sa place dans le pays, et pas seulement l’identité administrative de « sans papiers », a d’ailleurs été au cœur du travail politique de l’organisation la plus active de cette période sur la question des papiers : le « Rassemblement des collectifs d’ouvriers sans papiers des foyers et de l’organisation politique ». Dans les recours contre les rejets par les préfectures, devant les tribunaux administratifs, dans les contrôles de police, partout c’était la qualité d’ouvrier qui était tenue, défendue et souvent victorieusement. Il avait en particulier été gagné que, dans les dossiers déposés en préfecture, les fiches de paie – y compris obtenues avec de fausses cartes de séjour – soient reconnues comme des preuves du travail et du séjour de la personne. Elles seront également admises comme preuves lors de la mise en place de la loi Chevènement, dite « loi de 10 ans » parce qu’elle exigeait 10 ans de preuves (et non plus 7, comme la circulaire) pour pouvoir prétendre obtenir un titre de séjour régulier.
Tout ceci signifiait que le travail lui-même sortait de la clandestinité. Et tel était aussi l’enjeu politique de la transformation subjective des ouvriers sans papiers : s’assumer comme ouvriers à part entière – alors qu’au début de l’existence des collectifs dans les foyers, les gens qui y arrivaient commençaient toujours par dire : « je ne travaille pas, je ne peux pas puisque je suis sans papiers » - ce qui bien sûr était inexact !
Déjà dans cette période, il était possible de découvrir et de prendre la mesure de l’étendue du travail sans papiers, y compris dans les entreprises les plus officielles : ainsi dans le nettoyage, à la RATP, à la SNCF, à l’Assemblée nationale même ; dans le bâtiment, y compris pour la construction… de prisons et de centres de rétention ; et bien sûr dans les métiers de la restauration, de la sécurité, tous les travaux manuels durs et mal payés. Je me souviens avoir été stupéfaite de l’extension de ce réel et de sa dissimulation. Cependant, une différence majeure avec la situation actuelle était que les gens travaillaient alors pour l’essentiel déclarés, soit qu’ils travaillent avec une fausse carte, soit avec la carte de quelqu’un d’autre. Mais le travail non déclaré, « au noir » proprement dit, était rare.
Aucun de ces éléments qui fondait le mot d’ordre de « régularisation de tous les sans papiers » n’a plus d’actualité aujourd’hui. Et comme souvent quand un mot d’ordre se périme, non seulement il perd sa radicalité mais il se retrouve sur le terrain même de ce qu’il veut combattre.
Tout d’abord il n’existe aucune perspective de procédure de régularisation étatique à l’ordre du jour. Tout au contraire. Si on prend la situation actuelle du côté des lois, il n’existe aujourd’hui, pour une personne qui arrive ici, aucune autre possibilité de déclarer légalement sa présence que de demander l’asile. Depuis 2007, depuis le CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et des demandeurs d’asile), tout autre dispositif ouvrant droit à un titre de séjour est, d’une manière ou d’une autre, au régime de « l’admission exceptionnelle au séjour ». Y compris pour la délivrance d’un titre de séjour reposant sur le travail d’une personne : la circulaire Valls de 2012 exige un nombre conséquent de fiches de paie, 3 ou 5 ans de preuves officielles de séjour, et surtout l’accord d’un patron décidé à établir un contrat de travail ou une promesse d’embauche, au SMIC. Autrement dit, la seule minuscule possibilité d’une régularisation repose, non pas sur un droit, mais sur l’accord arbitraire entre le bon vouloir d’un patron et celui d’une préfecture.
Cette situation législative a des conséquences drastiques et terribles sur les situations de travail. D’une part, la loi fabrique constamment des sans papiers – tout demandeur d’asile refusé devenant de fait un sans papiers ; d’autre part l’existence de la circulaire de 2012 laisse voir qu’il est prévu et bien connu que le devenir de ces sans papiers est d’être des ouvriers sans droits, dont quelques-uns réussiront peut-être avec l’appui d’un patron à obtenir un titre de séjour régulier – tandis que beaucoup d’autres seront licenciés dès l’instant qu’ils poseront la question, et reconduits au travail non déclaré, avec tous les risques et abus du travail au noir.
C’est à cette situation qu’il faut faire pièce, et c’est cela que l’autorisation de travail vise à rendre impossible.
Quant à « sans papiers », c’est devenu aujourd’hui un nom pour stigmatiser. Au point qu’il est question dans les programmes les plus fascisants de faire de l’absence de documents de séjour un délit, autorisant le jugement et l’emprisonnement d’une personne sans papiers – ce que les dispositifs législatifs européens interdisent. « Sans papiers » est le nom qui sert à dissimuler le véritable rôle et la place éminente de ces personnes dans l’ensemble des sociétés européennes : à savoir en assurer tous les métiers ouvriers de base.
Des voix commencent à s’élever pour souligner que l’arrivée et la présence de nombreuses personnes déplacées est un fait « structurel » qu’aucun renfermement sur eux-mêmes des pays d’Europe ne pourra enrayer. Mais il faut faire un pas de plus et nommer leur rôle et leur place : assurer un travail ouvrier sans lequel rien ne marcherait ici-même. C’est pourquoi prendre la question par l’autorisation de travail est la seule entrée qui peut miner le dispositif actuel : l’autorisation de travail engage la discussion sur un tout autre terrain que celui (papiers ou pas papiers) auquel l’Etat et ses administrations cherchent à nous limiter et nous contraindre.
Pour leur part, ces hommes, femmes et enfants, arrachés à leur pays par mille situations toutes plus légitimes les unes que les autres, et qui arrivent ici au terme de périples souvent très longs et d’épreuves inhumaines, apprennent très vite qu’ils font partie de la situation ouvrière ici et comprennent à quelles conditions de travail et de vie sinistres on veut les réduire. Ils savent aussi ce qu’ils apportent avec eux : leur énergie, leur désir, leur volonté de se construire une vie digne de ce nom, leurs capacités professionnelles, y compris dans les métiers méprisés où il faut de la force physique et des mains agiles. Arrivés par la Turquie, la Grèce, les Balkans, l’Italie ou l’Espagne, ayant travaillé tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, ayant des membres de leur famille en Espagne, d’autres au Portugal, à bien des égards, leur parcours est souvent plus européen que celui de n’importe lequel d’entre nous. Et au plus loin de se considérer comme des clandestins, ils savent qu’ils sont déjà d’ici. Je n’oublierai jamais ma rencontre avec le jeune fils sans papiers d’un ami ouvrier malien qui avait été lui-même longtemps sans papiers. Arrivé depuis peu en France, ce jeune homme, qui vivait dans un foyer avec son père, avait organisé une délégation de jeunes dans la même situation que lui pour demander au maire « ce qu’il avait l’intention de faire pour la jeunesse de sa ville ».
Lorsque Macron a annoncé qu’il envisageait de transformer en quelque sorte en loi - créatrice donc d’un droit et pas seulement d’une opportunité - la circulaire de 2012, en ouvrant à un titre de séjour « métiers en tension », il a déchaîné les foudres non pas seulement de l’extrême-droite mais des « Républicains », c’est-à-dire du parti qui représente la droite traditionnelle, celle des patrons. Pourquoi cela, croyez-vous ? Parce que Les Républicains sont tout aussi racistes, xénophobes, hostiles aux « immigrés » que les lepénisants et autres zemmouriens ? Certes, ni la fraternité ni l’amitié pour les étrangers ne les étouffent. Mais le point est beaucoup plus matériel que cela : il s’agit pour eux de garder sous la main cette réserve d’ouvriers sans papiers, corvéables à merci, et que grâce à la sous-traitance on peut faire travailler pour rien et sans avoir à respecter aucun des droits si gênants du travail ! Et comme l’a relevé très lucidement l’un de ces ouvriers : « les patrons s’habituent à faire travailler tout le monde comme nous ». Autrement dit c’est l’ensemble des droits et des situations du travail qui sont finalement dégradées par la possibilité de faire travailler nombre d’ouvriers et d’ouvrières sans droits.
Qu’on donne à chaque arrivant et arrivante une autorisation de travailler, immédiate et sans conditions, et on commencera à pouvoir combattre et redresser cette situation dont tout le monde souffre, directement ou indirectement. Et qu’on n’objecte pas à cette proposition que cela volera le travail aux autres, car de toutes façons ces personnes sont là d’ores et déjà, et d’ores et déjà travaillent sans prendre la place de personne ! Ce sont elles qui sont la base de tout le travail ouvrier dans les activités non délocalisables : restauration, livraison, manutention, entrepôts, bâtiment, sécurité, travaux publics, nettoyage…
Beaucoup se soucient aujourd’hui du devenir de la vie sur la terre. Nous nous soucions des plantes, des animaux, de l’air que nous respirons, des poisons que l’industrie peut répandre. Nous devrions commencer à penser que nul ne devrait être seul à porter sa vie. Et avoir souci de ce que certains parmi nous se voient contraints de vivre sans pouvoir construire une vraie vie, du fait des conditions que leur imposent des lois et une organisation du travail qu’on peut juger tout à fait illégitimes justement parce qu’elles dévastent ces vies. Voulons-nous que ces personnes travaillent avec les droits et le respect qu’exige et que doit donner tout travail ? Il y a là urgence, parce que chacun n’a qu’une vie.
Je pense que c’est une question à laquelle il faut sérieusement et collectivement envisager de répondre. Je serais heureuse que ce texte contribue à ouvrir la discussion sur ce point.
Un des articles suivants de cette rubrique portera sur les rapports entre lois de fabrication d’ouvriers sans droits et organisation du travail par le système généralisé de la sous-traitance.