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"Oranges amères" : un petit livre très politique 
Marie Ballanger, 14 juillet 2023

Le livre de l’anthropologue Gilles RECKINGER1, « Oranges amères », est un petit livre très politique qui contribue à la discussion sur le capitalisme mondialisé en dialogue avec les textes de l’École des Actes. C’est un plaisir pour nous de vous le présenter.

Sur la base des enquêtes qu’il a menées pendant 10 ans (entre 2012 et 2022) en Calabre, en particulier dans les villes de Rosarno et de Crotone, et en Sicile, il soutient que : « le recours à une main-d’œuvre migrante et sous-payée pour financer le mode de vie impérial de l’Occident … est le moyen pour lui de rétablir un mode de production efficace — une énième adaptation du capitalisme aux transformations des relations entre capital et travail. L’exploitation des migrants en Calabre, loin d’exprimer l’échec du modèle économique (néo)libéral, constitue au contraire une condition de son fonctionnement2 ».

 

Donnant à entendre la parole forte et saisissante d’un grand nombre de ceux qu’il a rencontrés sur place — dont il donne le nom, le visage, et relate l’histoire —, il engage le lecteur à prendre la mesure des effets produits par « la fermeture des frontières » : l’émergence « des zones de misère dans les périphéries du Sud européen (…) qui rendent possible leur emploi dans des conditions de travail inhumaines3 ».

L’un des éléments déterminants en est la politique d’asile en Europe : l’enfermement d’abord dans les camps de réfugiés à leur arrivée, puis leur situation sans papiers, sans visa, sans droits et sans argent pour le voyage de retour lorsqu’ils sont déboutés de leur demande, éventuellement le retour forcé en Italie par application de la loi Dublin pour ceux qui tentent de gagner d’autres pays européens. « Ils sont bloqués, et privés de leur droit à la liberté de circulation en raison d’obstacles juridiques4 ». Tels des prisonniers « à la merci de l'arbitraire de leurs employeurs5 », ils sont soumis à une forme d’exploitation qui, pour cette raison qu’il leur est à peu près impossible de circuler, « peut être décrite comme une nouvelle forme d’esclavage6 ».

 

Réduits à des conditions de travail et de vie effrayantes, ces hommes venus d’Afrique — qui ont dû quitter leur pays en raison des guerres qu’y mènent les grands pays occidentaux — permettent alors à la chaîne de production et de commercialisation de l’orange de répondre à la forte demande de main d’œuvre dont elle a besoin.

 

 

Que ce soit par le biais « d’intermédiaires invisibles », par le biais des grossistes, éventuellement mafieux, du nord de l’Italie — capables de laisser pourrir les fruits pendant des jours pour les payer au rabais —, que ce soit en raison de « la position dominante sur le marché des grands groupes agroalimentaires allemands et français et des discounters », ou encore des calculs de rentabilité des grands supermarchés, la pression que font régner les grandes entreprises sur les prix à la production ne cesse de s’aggraver. Et les salaires sont en conséquence dérisoires.

 

Les cueilleurs sont embauchés « en l’absence de tout contrat légal ». « Dans certains cas, (ils) sont payés à un taux fixe. Ils touchent vingt-cinq euros pour une journée de travail qui peut durer de dix à treize heures. Ils doivent débourser cinq euros pour que l’employeur les entasse par dizaines dans de vieilles camionnettes miteuses, et les emmène jusqu’à la plantation, souvent éloignée de quelques kilomètres seulement. Dans les autres cas, le salaire est calculé sur la base de caisses contenant vingt-deux kilos chacune : cinquante centimes pour les oranges et un euro pour les clémentines depuis les années 1990, soixante-dix centimes et 1,20 euro depuis 2022. Le nombre de cueilleurs est en augmentation constante (…) Il est maintenant difficile de trouver du travail plus de cinq à dix jours par mois pendant la saison de la récolte ; en conséquence, la plupart des cueilleurs n’arrivent plus qu’à un salaire de cent cinquante à trois cents euros par mois7 ».

 

Encore ce salaire n’est-il possible que pendant la saison de la récolte. Le reste du temps, ils doivent tenter de trouver ailleurs quelque autre travail du même type, si du moins ils ont réussi à économiser suffisamment d’euros pour pouvoir se déplacer.

 

Ils vivent, des années durant, « sans électricité, sans lumière, sans eau courante », dans des conditions d’hygiène désastreuses, sans aucun accès à des soins, dans « le village de tentes », celui « de conteneurs » ou les bidonvilles qui entourent la ville de Rosarno, que l’auteur a parcourus en toute saison et qu’il a photographiés. Ils sont souvent en butte à des attaques racistes d’une extrême violence, observées de loin par la police italienne qui « n’est pas là pour empêcher les agressions racistes mais pour exercer un contrôle sur les migrants8 », qui ne poursuit jamais les agresseurs et ne porte jamais secours aux victimes. 

 

Cette situation corrompt l’ensemble des relations de travail : aussi bien celle des saisonniers venus d’Europe de l’Est que celle de ceux qui parmi les Africains ont des papiers en règle, dont le salaire est dévalorisé et qui n’ont pas d’emploi. L’organisation du travail elle-même est corrompue avec la constitution « d’intermédiaires »« les caporali, contremaîtres », qui ne sont rien d’autre que des sous-traitants — : « connus depuis longtemps par les employeurs, ils sont chargés d’embaucher de bons travailleurs, de les amener à la plantation et même de verser les salaires9 » — ce que, bien souvent, ils ne font pas.

 

 

Au fil des pages de son livre, Gilles RECKINGER se demande si ces terribles conditions de travail et de vie auxquelles sont soumis les arrivants aux marges de l’Europe leur sont aussi imposées à l’intérieur des pays européens. Et il conclut : « il devient de plus en plus indispensable de rendre compte de la violence qui se manifeste dans ces zones de relégation, ne serait-ce que pour témoigner de l’impossibilité de témoigner. Dans une perspective de recherche engagée, on en arrive là : quand il n’y a plus rien à comprendre, il faut agir10. »

 

Le travail de l’Ecole des Actes depuis 2016 répond à sa question. Également fondé sur les récits de ses membres, qui sont comme un exact écho de ceux qu’il a recueillis dans le sud de l’Italie, sur l’analyse exhaustive du dispositif juridique français qui les maintient sans aucun droit, sur des enquêtes précises concernant les conditions dans lesquelles ils travaillent — notamment le dispositif de la sous-traitance qui soustrait les employeurs à toute obligation — l’Ecole des Actes a, depuis son origine, fixé comme objectif principal de la bataille à mener : l’obtention d’une autorisation de travail pour tous.

 

Mettre en commun toutes les expériences menées à ce sujet à échelle de l’Europe, et même du monde, est probablement le premier acte de la grande lutte contre le capitalisme tel qu’il se déploie aujourd’hui : c’est-à-dire selon des circuits qui englobent à un bout productions agricoles et industrielles et à l’autre tout le travail délocalisé rendant possible que tout ce qui est produit (souvent fort loin d’Europe, ou à ses confins) arrive jusqu’aux acheteurs et consommateurs.

1 Reckinger Gilles, Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, Raisons d’agir Éditions, mars 2023.

Ibid., pp. 9-10.

Ibid., p. 28.

Ibid., p. 41.

Ibid., p. 27.

Ibid.

Ibid., p. 25.

Ibid., p. 141.

Ibid., p. 26.

10 Ibid., p. 159.

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